Maria Grace Salamanca Gonzalez est une chercheuse en philosophie, et cet ouvrage est la transcription écrite d'une série de cours qu'elle a donnés sur l'esthétique du care pour l'Anthropocène à l'Ecole urbaine de Lyon. Ne vous fiez pas à la petite taille de cet essai, qui foisonne d'idées !
L'autrice développe le postulat suivant : le concept de modernité tel que nous l'entendons aujourd'hui est le produit d'une pensée coloniale, blanche, européenne, sur les peuples colonisés, qui perdure malgré la décolonisation car encouragée dans ce sens par la société patriarcale et capitaliste. Les "grandes puissances" européennes considèrent toujours les nations anciennement colonisées comme des pays inférieurs qu'il faudrait amener à la modernité : on dit d'ailleurs "du Sud", du "tiers-monde", "en développement"... Mais à quel moment écoute-t-on leurs habitants.tes, leur a-t-on déjà demandé leurs avis sur ce que nous, européens.nes considéront comme "développé", "civilisé" ?
Dans ce contexte, l'Anthropocène - soit tous les dégâts naturels et sociaux provoqués par ce fameux "homme moderne" - est vu comme un problème moral, dont nous sommes tous.tes responsables, particulièrement les hommes blancs riches et puissants qui pourtant se dédouanent et adoptent une posture distanciée et d'indifférence volontaire. le "care", quant à lui, ne désigne pas uniquement le fait de 'prendre soin de', mais aussi de 'prêter attention à' : aux opprimés.es, aux plus fragiles, aux plus sensibles, aux blessures causées par la colonisation...L'esthétique est ici entendue comme la sensibilité, le fait de s'engager et d'être sensible dans nos manières de penser, et non dans sa définition artistique.
L'autrice refuse de se considérer comme "moderne" et de façonner son travail de recherche en opposition aux colonisateurs. A l'inverse, elle revendique sa liberté de créer de nouvelles manières de penser pour sortir de la dichotomie modernité/colonisation, de nouveaux concepts au service de la pensée décoloniale et de s'engager pour un monde véritablement décolonial, où chacun.e pourrait être écouté.e dans sa singularité.
C'est en cela que sa pensée est révolutionnaire :
Maria Grace Salamanca Gonzalez plaide en fait pour un regard neuf mais aussi pour une acceptation, une prise en compte et même une utilisation de nos sensibilités au service de la recherche et de notre compréhension du monde plutôt que de les enfouir au plus profond de nous. J'ai mis du temps à parvenir au bout de ma lecture, non pas par désintérêt, mais au contraire car les réflexions de l'autrice provoquaient tant de nouvelles perspectives, de nouveaux points de vue en moi que j'avais besoin de les "digérer", de les laisser infuser pour en prendre conscience. Une masse critique vraiment marquante, qui va très certainement m'ouvrir de nouvelles perspectives pour penser le monde et les relations sociales. Brillant !
Merci à Babelio, aux éditions de l'Ecole urbaine de Lyon et aux éditions deux-cent-cinq pour cette découverte !