On ne sait où, on ne sait quand. Deux dates incertaines et un État encore inexistant : c'est tout ce dont on dispose. Des yeux pour voir, et pour comprendre : ce sont ceux d'Ati, un fonctionnaire d'un quartier de l'immense ville de Qodsabab, et plus précisément d'un quartier de celle-ci, S21. Tuberculeux, Ati est envoyé dans un sanatorium aux confins d'un pays nommé Abistan. Lorsqu'il en revient, auréolé de la gloire de celui qui a guéri, Ati reprend d'abord le cours d'une apparence normale puis, assailli intellectuellement par des questions qui lui sont apparues durant son séjour au sanatorium, Ati essaie de comprendre ce qu'est l'Abistan, et donc sa vie : car l'Abistan est tout un monde dont les croyants sont autant le socle que les prisonniers. Au bout de sa quête, Ati n'entrevoit pas la fin du meilleur des mondes, ni la promesse d'un nouveau, à peine des fragments de liberté.
Le roman est divisé en trois livres, chacun résumé en un court paragraphe qui annonce les péripéties à venir. Un épilogue, rapportant des articles officiels de l'Abistan, conclut le récit. 2084 est un roman essentiellement descriptif où le parcours du personnage principal, Ati, sert de prétexte à une visée documentaire sur un État totalitaire.
Boualem Sansal ne met en scène que très peu d'action, et celle-ci se résume en trois axes bien définis : la vie et les réflexions d'Ati au sanatorium, le retour d'Ati dans son quartier et l'épopée d'Ati et de son compère, Koa, vers le saint des saints de l'Abistan, la Kiiba et l'Abigouv. de ce récit très descriptif, on pourrait dire qu'il manque de vie. La vie du peuple de l'Abistan, pour une très large partie, nous échappe. Mais peut-être cela provient d'une volonté de l'auteur de montrer que l'absence de vie est corrélative au régime politique en place. Partant, cette idée d'un régime si puissant qu'il annihile toute vie réelle est terriblement inquiétante.
À la différence du roman de
George Orwell, auquel sont faites quelques références - l'Angsoc et sa novlangue est notamment cité comme puissance rivale -, 2084 décrit une théocratie qui utilise, plus que les moyens technologiques, des mécanismes de contrôle plus intimes encore, car fondés sur la religion. de fait, la religion est ici envisagée sous son aspect paradigmatique. En dehors de Yöllah et de son prophète Abi, point de salut ni même de vie. La religion définit tous les aspects de la vie sociale et politique. Les clans politiques - chacun à la tête d'un ministère, et tous regroupés au sein de la Juste Fraternité - en sont issus et la servent. L'organisation spatiale de la ville - divisée en quartiers rigoureusement hermétiques - ainsi que tous les aspects de la vie sociale - depuis l'examen mensuel des qualités religieuses jusqu'aux exécutions publiques des mécréants dans les stades en passant par l'organisation et la logistique des pèlerinages - obéit à une logique religieuse. le contrôle social s'appuie tant sur la délation, basse oeuvre des particuliers, que sur les contrôles effectués par différentes milices et, bien sûr, par le réseau des édifices religieux, appelés mockba. Les mécanismes de contrôle de la population utilisent des leviers connus par ailleurs, comme la définition d'ennemis communs (ainsi l'Ennemi, invisible et inconnu, qui agit pour le compte du Diable, appelé Balis). On voit ainsi opérer une logique manichéenne où les forces du Bien affrontent celles du Mal et où, surtout, l'existence proclamée - et non prouvée - d'un Mal absolu induit forcément que le pouvoir existant est le Bien. La parole, ici, s'accompagne aussi d'actes : les guerres, déclarées saintes par le gouvernement de l'Abistan, s'enchaînent sans que leur réalité ne soit prouvée. Un autre levier, déjà évoqué par
George Orwell dans
1984, est le pouvoir du langage. La référence est explicite et assumée. Elle est particulièrement intéressante, car les mots vidés de leur sens, ou emplis d'un autre que le sens originel, vicient considérablement le débat, voire le rendent impossible. L'abilang, simplificatrice à l'extrême, conditionne les esprits à une simplification de la pensée. Ainsi le savoir, la culture (il n'y a aucun musée officiel en Abistan) et la pensée intellectuelle qui construisent d'ordinaire la liberté individuelle sont, ici, sont réduits à leur minimum. La langue officielle est réduite à son rôle de communication. Cependant, la religion à aussi ses propres pouvoirs, notamment celui de définir le temps. Privilège de l'Eglise au Moyen Âge, le monopole religieux sur le temps induit tant la maîtrise du calendrier religieux donc social de la société, mais aussi un certain déroutement pour les hommes et les femmes. le présent seul existe ; le futur, qui ne peut être déterminé, ne peut engendrer aucun espoir. Seul refuge pour Toz, un personnage que rencontre Ati lors de son voyage dans l'Abigouv, le passé, qu'il essaie de reconstituer à travers un musée et grâce à une position sociale favorisée. Si l'on comprend bien que la religion fondée sur le Gkabul - le livre sacré - n'est pas une réelle croyance religieuse, il s'agit bien là, sans doute, d'une faille du système. le roman nous en montre plusieurs. Paradoxalement, ce sont là des motifs d'inquiétude supplémentaires car, tout faillible qu'il soit, le système semble promis à durer presque éternellement. L'un des meilleurs connaisseurs de ces failles, le même Toz, est d'ailleurs très pessimiste quant à la fin prochaine de l'Abistan.
Tout d'abord, l'Abistan ne semble pas être une puissance universelle sur Terre. En son sein perdurent des enclaves où vivent, en dehors de toute religion, des renégats. Leurs origines sont mystérieuses. Tout juste sait-on qu'ils participent activement à la vie économique des Abistanais par l'existence de réseaux de contrebande et qu'ils jouent le rôle d'ennemis de l'intérieur. Ati, lui, soupçonne l'existence de puissances étrangères par delà les montagnes. Lors de son séjour au sanatorium, des caravanes avaient mystérieusement disparu et les gardes avaient été massacrés. Or, l'existence d'un État voisin contredit le message officiel d'un Abistan unique et universel. Elle offre aussi une porte de sortie, toute psychologique soit-elle. Au sein des foyers, des formes de résistance demeurent. Ce sont les langues anciennes qui continuent à être parlées ; ce sont les réseaux d'entraide qui continuent à être activés. Enfin, dans l'esprit de chaque individu, la graine de la religion ne trouve parfois pas à s'épanouir dans le respect du Gkabul. Cette spiritualité incomplète est elle aussi une faille. C'est parce qu'il croit vraiment qu'Ati doute et donc, au regard de la doctrine officielle, mécroit. Curieux paradoxe - mais ce n'est pas le seul dans le livre - où la théocratie est menacée par la vraie religion. Là est la différence considérable entre le fanatisme - qui ne supporte aucun doute - et la religion, où le doute nourrit la réflexion et donc la croyance. La faille réside peut-être enfin dans l'événement inattendu. La découverte d'un village - dont Ati à connaissance par l'archéologue responsable lui-même, un dénommé Nas - est cet événement. Alors que l'existence de ce village semble susceptible de remettre en cause les fondements de l'Abistan, l'habileté politique des Honorables - les chefs de clans et vrais chefs politiques du pays - retourne cet événement en célébration politique d'Abi et en prétexte à une nouvelle guerre des clans. Derrière la couverture religieuse apparaît le machiavélisme politique.
De ce voyage en Abistan, État à la géographie et à la superficie indéterminées, nous ressortons quelque peu désorientés. Ce livre se veut-il un avertissement pour l'avenir ? À lire avec attention le roman, on répond par l'affirmative. Par le vocabulaire (les mockbas et les mosquées, les makoufs et les kouffars ...), par les références (les neuf prières par jour, l'obligation de l'aumône, l'importance déterminante du pèlerinage), on comprend bien la familiarité de la religion du Gkabul avec l'islam. Toutefois, on aurait tort de ne se focaliser que sur l'identification du Gkabul à une seule religion. le thème, d'ailleurs, n'est pas tant la religion que le fanatisme. La différence est dans la spiritualité : le fanatisme n'en a que les atours, sans la profondeur ni l'intelligence. Étonnamment, ce roman annonciateur d'un avenir sombre contient aussi des sources d'espoir. On lit notamment que la révélation apparaît au prisme du voyage, qu'il soit temporel (au musée de Toz) ou spatial (le retour du sanatorium et le voyage à travers Qodsabad). Énième paradoxe au coeur d'une société immobile (géographiquement et socialement) et immuable, le voyage comme matérialisation de la curiosité peut donc nous donner de l'espoir. 2084 est encore loin.