(A)BIGAYE VOUS OBSERVE !
2084... C'est «une date fondamentale pour le pays même si nul ne savait à quoi elle correspondait» lit-on. Ainsi en est-il en Abistan, le pays d'Abi, le représentant - dire : son délégué - de Yölah sur la terre.
A force d'oubli et de
soumission, d'obéissance et de foi en une seule et unique vérité - Celle d'Abi - les êtres humains vivent une vie sans passé ni avenir puisque tout se fond dans cette logique inouïe transmise par le Délégué aux croyants via le Gkabul, rédigé en Abilang, la novlangue devenue universelle et obligatoire (toute autre langue étant interdite et punissable de la peine de mort à qui en use... Comme tant de choses devenues interdites, d'ailleurs), captivante et hypnotique avec ses mots dépassant rarement deux syllabes, constatant que seul un appauvrissement forcené mais raisonné du langage pouvait permettre l'abrutissement et la
soumission des masses...
Dans cet Abistan désormais sans autre Frontière que strictement fantasmatique, puisqu'à force de Guerres Saintes répétées et généralisés, de génocides d'une ampleur jamais atteinte jusque-là, ce nouveau pouvoir théocratique semble avoir colonisé l'ensemble de la planète (en tout cas, ce qu'il en subsiste après quelques lâchés substantiels de bombinettes nucléaires). Malgré l'immensité uniforme de cette géographie politique remaniée de fond en comble, il n'est cependant pas possible de se déplacer sans sérieuse autorisation. Pour le petit peuple, le seul espoir de voyage réside dans la possibilité de participer à l'un des pèlerinages organisé sans discontinuer par le pouvoir vers les multiples lieux saints visités par Abi avant qu'il s'installe définitivement dans la Cité de Dieu, au coeur de la capitale de cet empire d'un nouveau genre, l'immense Qodsabad. Et encore, les demandeurs peuvent-ils souvent attendre une vie entière sans jamais obtenir satisfaction...
Ce ne fut en revanche pas le cas d'Ati, trentenaire dans l'un des innombrables districts de cette capitale gigantesque et inconnue de ses propres habitants, petit fonctionnaire sans importance et qui va se retrouver dans l'obligation de voyager, loin, très loin vers une forteresse ancienne sise en un point culminant et transformée en sanatorium, car Ati est tuberculeux, et la maladie est devenue en quelque sorte si honteuse qu'on se débarrasse ainsi de ces patients - la plupart n'en ressortent jamais tant les conditions de survie y sont déficientes -. Mais Ati va s'en sortir. Et pas seulement en guérissant de sa maladie, mais en guérissant, en quelque sorte, de cette croyance abêtissante car troublé par les populations si diverses et parfois encore peu déculturées qu'il va y croiser, mais plus encore par le dur et désolé chemin de retour (il ne se souvient plus guère de l'aller) durant lequel il va contempler des paysages presque entièrement vides et surtout faire la rencontre d'un important ethnologue qui vient de pratiquer des fouilles dans un village qui, semble-t-il, remettrait totalement en question les préceptes de la foi en Yöla et dans les enseignements de son Délégué.
Malgré sa grande naïveté, et même, plus souvent encore, à cause d'elle, Ati va faire le chemin vers une certaine lumière intérieure et détachée des illusions de la croyance, tout en se trouvant mêlé, lui et son ami Koa, petit fils d'un Mockbi - un religieux - célèbre pour avoir créé la formule "La mort, c'est la vie", et lui aussi en pleine déshérence dogmatique, à un terrible et machiavélique complot ne concernant véritablement que les Honorables - les vrais gouvernants du système - et leurs proches familles, bien que les conséquences mortelles sur la population soit à peu près certaines.
Par delà la référence sans aucune équivoque au célèbre
1984 du britannique
Georges Orwell, c'est la description d'une véritable contre-utopie d'un nouveau genre que nous donne à découvrir
Boualem Sansal. On se souvient qu'Orwell s'effrayait, à juste droit, de la montée et du fonctionnement des dictatures de type communistes - URSS stalinienne en tête -, dont il avait déconstruit et expliqué le terrifiant fonctionnement. Cette fois, c'est donc le portrait sans concession d'une théocratie jusqu'au-boutiste, intolérante, despotique, universelle et, semble-t-il, irréversible tant les moyens qu'elle met en oeuvre structurellement et conjoncturellement lui donnent le droit se penser éternelle. Ainsi serait atteint, pour le pire et le plus abominable, ce rêve dément de la fin de l'histoire... Voici, pour illustrer ces propos ce qu'en dit d'ailleurs l'auteur :
"Non pas une dictature de 'bricolage', confinée aux pays de l'Orient (comme l'Iran ou l'Afghanistan), mais une dictature universelle, nourrie par un islamisme de type occidental, organisé, avec des têtes carrées, des infrastructures intellectuelles et industrielles, et qui s'appuie évidemment sur l'énergie et les moyens du monde musulman. Au squelette de
1984, j'ai greffé certaines méthodes empruntées à Hitler et à quelques grands dictateurs, auxquelles j'ai ajouté, religion oblige, un zeste de surnaturel, tels ces êtres télépathiques qui captent les mauvaises pensées."
On s'en souvient, ce livre sortie en cette année 2015, par beaucoup, considérée comme une "Annus Horribilis" tant la vague d'attentats, d'abord ceux de
Charlie Hebdo et de l'hyper casher, au mois de janvier, puis ceux du Bataclan et de l'Est parisien en Novembre remuèrent, à juste titre, la population. Lorsque ce livre,
2084 - La fin du monde sorti, il était évident qu'il ferait "le buzz", tant sa problématique rejoignait une actualité douloureuse, faite d'innocentes victimes tant occidentales que plus lointaine, DAECH monopolisant régulièrement la presse et les conversations. Notons qu'un autre ouvrage publié cette année-là retint aussi l'attention des critiques et des lecteurs dans un domaine proche, le
Soumission de
Michel Houellebecq, aux papiers médiatiques plus inégaux que pour 2084.
Deux ans plus tard, si les drames de cette année-là sont toujours dans nos mémoires meurtries, le soufflet lié au déferlement de chroniques encensant l'ouvrage du journaliste, essayiste et romancier algérien est un peu retombé et la lecture ne peut en être que plus objective, moins immédiatement passionnée.
Ce qu'il en reste, c'est un ouvrage étrange, un peu trop fabriqué, très dense par la réflexion qu'il inspire et qu'il prétend décrire mais aussi d'une lecture par moment relativement rébarbative, sans enthousiasme ni relief dramatique véritablement prenant, ressemblant de fait, bien qu'avec un propos exactement inverse, aux textes utopiques qui firent florès, pour d'autres motifs, au tournant du XIXème siècle et du XXème. Dans ces ouvrages - que l'on songe, par exemple, au déroutant Cent ans après de l'américain
Edward Bellamy - la trame narrative n'est présente que comme vague faire-valoir à un discours, une démonstration qui apparaîtrait comme bien plus technique, sèche, accessible à un public restreint si l'auteur s'était contenté d'en faire un classique essai. Or, l'un des buts que se fixe
Boualem Sansal est de mettre en garde le plus grand nombre face aux dangers inhérents à cet Islamisme radical qui ronge nos sociétés, les déséquilibres, y portent le fer et le sang.
Sous cet optique-là, cet ouvrage est indéniablement une réussite, tant il parvient à démonter, à disséquer cette machine totalitaire d'un nouveau genre, qui trouve ses racines dans ce qu'Orwell décrivait déjà dans son ouvrage le plus connu, mais qui a appris, ici et là, des expériences dramatiques plus récentes. Ainsi, est-il impossible de lire 2084 sans songer, à de nombreux instants, à l'Iran de L'ayatollah Khomeiny et ses véritables polices de la pensée et des moeurs, sans songer à l'Afghanistan des Talibans ni, bien entendu, à DAECH et à tous ces mouvements sectaires qui se réclament de l'Islam. A tous ces -ismes religieux et radicaux quels qu'en soient les origines, si l'on veut donner à ce texte une portée plus universelle.
Ce serait, en revanche, une bien mauvaise idée que d'accuser M. Sansal de faire le procès de l'Islam dans son ensemble. le narrateur le rappelle à plusieurs moment du roman : si cet "Abi" ainsi que les Honorables se sont inspirés d'une religion qui a échoué (et dans laquelle il n'est pas difficile de reconnaître la religion mahométane), il est absolument clair que c'est la dérive et l'utilisation à des fins déshumanisantes, arbitraire, délirantes de l'Islam qu'il condamne ici sans la moindre réserve. Et seulement cela. Mais cet homme qui a vécu cette véritable guerre ayant eu lieu entre le pouvoir algérien en place depuis les Accords d'Evian et les islamistes du GIA dans les années 90 sait, ô combien, comme cette utilisation mortifère d'une religion (on parle d'au moins 60 000 morts, on annonce parfois jusqu'à 150 000, sans oublier le million de déplacés : une véritable guerre civile), la sienne en l'occurrence, est catastrophique et définitivement dangereuse. Son "expertise", même si elle s'exprime volontairement par le biais de la fiction, peut être prise avec un certain sérieux, non dénué de sarcasme. N'avertit-il point ainsi le lecteur par cette phrase, après avoir expliqué que l'oeuvre à suivre est «de pure invention» : «Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle.» Manière terrible aussi de rappeler et de moquer toutes ces lois d'exceptions et autres états d'urgence instauré ici et là à fin de contrer cette percée des extrêmes... sans que le résultat puisse être invariablement convainquant.
En revanche, et nous en terminerons ainsi, c'est dans son aspect purement littéraire où le bât blesse. Certes, il n'y a pas grand chose à redire du style de
Boualem Sansal. Celui-ci est d'une efficacité parfaite dès lors qu'il s'agit de décrire les dérives et autres moyens d'actions psychologiques ou physiques de cette religion extrême. Quant au niveau de langage, à l'exactitude du français employé, ils ne déméritent pas du prix qu'il a reçu en son temps : le Grand Prix du Roman de l'
Académie Française. C'est en revanche du côté de la trame narrative elle-même que ce texte pêche. Autant on demeure fasciné par la précision et la foule de détails concernant les modes de gouvernance abjects de cet état totalitaire, autant on peine à suivre ce gentil personnage d'Ati - un véritable Candide parmi un peuple de scélérats, de monstres et d'hypocrites. L'auteur ne cache d'ailleurs pas son admiration pour le grand
Voltaire -, sans grande personnalité, sans vrai relief, et encore n'est-il point le plus mal loti car c'est encore bien pire des seconds rôles, Koa en tête. le lecteur suit donc ce parfait anti-héros sans vraiment s'y attacher, sans croire franchement à ses innombrables mésaventures, sans s'intéresser autant qu'il le faudrait à son propre cheminement intérieur qui semble, la plupart du temps, n'être qu'un prétexte facile à la démonstration plus générale. En un mot comme en cent, on est souvent à deux doigts de s'ennuyer - d'aucuns semblent le penser carrément -, n'était la fascination exercée par ce monde inventé, mais pas sans référents, que nous donne à découvrir ce romancier dont on peut cependant affirmer qu'il est de premier plan, ainsi que d'un courage incroyable lorsque l'on sait les risques qu'il prend à écrire un tel volume. Que d'aucuns en Algérie et ailleurs ont déjà payé de leur sang...
La référence au
1984 de
Georges Orwell était peut être nécessaire. Elle est sans doute l'une des cause de ce hiatus entre les attentes des lecteurs et la différence évidente entre le texte d'hier et celui d'aujourd'hui, au détriment de ce dernier. On préfère toujours l'original à la copie (même si ce roman est loin d'en être seulement une). C'est fort dommage car le message que tâche de nous faire passer Boualam Sansal demeure des plus vifs, cruciaux et actuels. Espérons que le paquet qui l'enrobe ne prenne pas trop vite un coup de vieux, le contenu méritant qu'on s'en souvienne encore longtemps... Hélas.