Cathédrale gothique pour
Rimbaud africain
Ne comptez pas sur la lecture confortable d'un récit linéaire comme pour le Goncourt précédent, L'Anomalie, roman choral de personnages dont les routes de vies finissaient par converger. C'est ici exactement l'inverse.
Mohamed Mbougar-Sarr va utiliser, comme pour nous éclabousser de sa virtuosité, toutes la complexité de la palette littéraire, journal intime et confessions, récit épistolaire - de la lettre la plus classique aux plus modernes des WhatsApp, Facebook et textos - dialogues et enchâssement de récits, en abîme : le romancier rapporte ainsi les confidences de l'écrivaine Siga D. qui lui narre son entretien avec une poétesse haïtienne interrogeant la journaliste Brigitte Bollème interviewant elle-même Thérèse Jacob, l'éditrice du livre de T.C. Elimane, Le Labyrinthe de l'inhumain ! Une cascade très premier de classe. Une cathédrale gothique pour
Rimbaud africain.
Et l'écriture participe à l'édifice, joue des mêmes variations. Poésie (cliché ?) de la nature « À ma droite, le crépuscule se déploie comme filmé au ralenti. le fil aiguisé de l'horizon a d'abord tranché l'iris du soleil à l'horizontale, en son milieu exactement, comme chez Buñuel ; il s'est ensuite répandu, du lumineux oeil crevé, une mer de cinabre que brochent de petits éclats indigo et bleus, profonds, presque noirs, qui croissent et muent ensuite en grandes tumeurs sur le corps du ciel. La nuit tombe avec douceur sur le monde, comme une feuille à la surface d'un lac. » ; longues phrases travaillées aux mots rares ; tradition plus simple du conteur-griot africain, jouant des mystères de l'animisme ; irruption de l'ésotérisme, de l'irrationnel et des forces obscures ; images tragiques de nos deux grandes guerres mondiales et des révolutions en Afrique ou en Argentine.
Le roman traverse ainsi le siècle, l'espace et le temps. Avec comme fil d'Ariane de ce labyrinthe la traque d'un écrivain mythique, géant surdoué, le
Rimbaud africain T.C. Elimane, Madag, le Voyant, auteur à vingt et un ans d'un seul livre, « Nous y entrions comme au tombeau d'un dieu et y finissions agenouillés dans notre sang versé en libation au chef-d'oeuvre », disparu en 1938 d'être accusé de plagiats et d'emprunts, menant à la ruine la maison d'édition de ses amis.
Avec
La plus secrète mémoire des hommes, le jeune lauréat du Goncourt,
Mohamed Mbougar-Sarr, veut aussi ne pas jouer le Noir de service en tenant la part égale entre ses deux influences, sa double culture : l'africaine - la seule qui vaille ? - son ami lui annonce vouloir quitter la France pour se consacrer à son pays, le Sénégal « on voyait qu'ils n'avaient publié que les bons petits livres qu'on attendait d'eux, on découvrait qu'ils avaient fait de nous des héritiers sans testament, qu'ils avaient tous écrit en se croyant libres quand de robustes fers enserraient leurs poignets leurs chevilles leurs cous et leurs esprits » ; et la française, la langue française du colonisateur, certes, mais offrant l'adoubement des milieux littéraires métropolitains, les seuls qui vaillent.
Au total un prix fierté de la francophonie et un hymne à la littérature, brillant, érudit et virtuose. Dense, trop foisonnant ?
Mohamed Mbougar-Sarr aurait gagné à donner plus de nervosité à son entreprise, en élaguant nombre de pages de son roman. Une réussite qui y aurait alors conquis à coup sûr ses cinq étoiles.