Les mains sales, pièce de théâtre représentée pour la première fois en 1948, dont l'auteur n'est autre que le philosophe et écrivain
Jean-Paul Sartre, est un petit bijou. Les dialogues, les idées, la construction narrative, l'ambiguïté de certaines lignes : on a aucun mal à reconnaître un certain génie littéraire à
Sartre.
Pourtant, à lire certaines critiques et la pièce de théâtre camusienne (Les justes) censée lui répondre : on voit qu'elle est mal comprise. Il s'agirait pour
Sartre, selon certains, de justifier le mensonge et la violence dans le cadre de la lutte politique (thèse que je retrouve dans un ouvrage spécialisé à propos de
Sartre, c'est dire !). Mais est-ce aussi simple ? Deux citations peuvent servir à appuyer cette thèse : quand Hugo dit à Hoederer « Tous les moyens ne sont pas bons » ce à quoi Hoederer répond « Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces » ; de plus, on connait le reproche, très connu (trop connu ?) de Hoederer à Hugo : « Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! […] Moi j'ai
les mains sales. Jusqu'au coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. ». À la première lecture, l'affaire est effectivement classée : Hoederer semble justifier tous les moyens pour parvenir à la victoire politique (
les mains sales semblant alors signifier : les mains qui tuent). Or, si on lit attentivement le texte, cette pièce de théâtre ne dit pas ça du tout. Les citations ci-dessus sont extraites de la scène III du cinquième tableau, où Hugo et Hoederer débattent non de la nécessité de tuer, mais de la pureté militante, c'est-à-dire ne pas transiger avec ses opinions, peu importe les conséquences. Hugo souhaite tuer Hoederer car celui-ci est un « traître » à la cause, puisque ce dernier compte pactiser avec les libéraux et la droite nationaliste du pays. Traître ? On apprend vite dans ce dialogue qu'Hoederer fait cela pour sauver des centaines de milliers de vies (je ne rentre pas dans les détails du pourquoi, retenons juste que le débat se situe ici). Ce qui est insupportable pour Hugo : on ne transige pas avec les idées ; tous les moyens ne sont pas bons… pour sauver des vies. Selon Hugo, les idées passent avant les hommes. Ce à quoi Hoederer réplique qu'Hugo vit dans une pureté militante et que les mains propres ne sont pas autre chose que le fait de ne jamais avoir eu à bousculer sa bonne conscience.
Sartre sait jouer sur l'ambiguïté de ces répliques (ce qui fait de cette pièce un chef-d'oeuvre bien au-dessus du manichéen débat des Justes de Camus). Ce qui est reproché à Hugo n'est pas de ne pas vouloir se salir les mains en tuant pour le Parti : puisque ce premier veut justement tuer pour prouver sa valeur au Parti (c'est-à-dire pour les idées). Ce qui est reproché c'est de ne jamais sortir de sa bonne conscience quitte à laisser mourir des centaines de milliers de gens, tout ça pour ne pas égratigner ses propres opinions. On reconnaît bien là l'adage sartrien selon lequel il faut « Penser contre soi-même ». Hugo est un homme de principes, il se bat pour des principes. Hoederer (et par là,
Sartre lui-même) se bat pour les hommes : « Pour moi, ça compte un homme de plus ou de moins dans le monde » sort-il à Hugo. Au fond, Hoederer s'aperçoit vite qu'Hugo déteste les hommes : il veut un Parti de principes, non une émancipation du genre humain. Contrairement à Hoederer.
Sartre critique par là les communistes, trop occupés à justifier la ligne du Parti (Hoederer désobéit au Parti, bien que son action sera ensuite approuvée par le Parti) plutôt que de lutter pour l'émancipation et contre ce qui écrase l'homme. D'aucuns me diront que, dans
Les mains sales, Hoederer justifie le mensonge et certains rares assassinats politiques. À ceci je répondrais que la pièce Les justes procède de la même manière : Kaliayev tue le Grand-Duc, refuse toute rédemption et meurt pour son action. Dora le suivra. Pourtant, Camus ne cessera de louer ses deux personnages.
Bref, pièce de théâtre d'une immense richesse dont je n'ai esquissé qu'une partie (pour la défendre face à un mauvais procès), ce
Sartre virtuose propose un texte d'une rare qualité littéraire et thématique (beaucoup de thèmes surviennent tout au long de la lecture et sont admirablement traités) : je ne peux qu'en recommander la lecture. D'autant qu'on est loin d'avoir épuisé toute l'actualité de ce texte, les quelques passages que j'ai cités (à propos de la pureté militante) suffisent amplement à démontrer son importance pour notre temps.