L’effet de rattrapage est saisissant : depuis le 24 février 2022 et l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine (la « guerre de Poutine », comme on dit en Allemagne), les publications se sont multipliées, qui ont cherché à donner des clés pour comprendre, dans la longue comme dans la courte durée, la dégradation funeste des relations russo-ukrainiennes depuis l’arrivée au Kremlin de Vladimir Poutine. On a ainsi passé au scalpel les obsessions ukrainiennes qui ont conduit au tragique passage à l’acte de « Poutine historien en chef » (Nicolas Werth), la « carte mentale du duel Ukraine-Russie » (Michel Foucher), les ressorts psychologiques du bellicisme russe qui a allègrement fleuri sous le signe du « Z comme zombie » (Iegor Gran). Mais la tentation illibérale, au-delà du naufrage russe actuel, ne doit-elle pas s’analyser à l’échelle globale, comme Timothy Snyder le suggère dans La route pour la servitude. Russie - Europe - Amérique ?
Les historiens ont été particulièrement sollicités. C’est qu’il y avait urgence, pour la Russie, à interroger le naufrage actuel, cette « route pour la servitude », et pour l’Ukraine à revisiter le processus de construction et « reconstruction des nations », pour citer Timothy Snyder. À raconter l’Ukraine, tout simplement. Serhii Plokhy, l’historien ukrainien de Harvard, auteur d’une histoire longue de l’Ukraine (Aux portes de l’Europe) et d’une contextualisation à chaud du conflit (La guerre russo-ukrainienne. Le retour de l’histoire), s’est imposé comme l’auteur de référence, en France et ailleurs. Il fallait aussi interroger l’imbrication pluriséculaire russo-ukrainienne : Ukrainiens et Russes avaient-ils « jamais [été] frères » (Anna Colin Lebedev) ? À cette question, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, le classique d’Andreas Kappeler, enfin traduit de l’allemand, apporte l’éclairage d’une histoire « croisée » dépassionnée. (On se réjouirait presque, si la guerre ne rendait la remarque obscène, de la découverte de toutes ces nouvelles voix.) Bref, l’Ukraine sort peu à peu de l’ombre. Évidemment, comme le note l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov dans son Journal d’une invasion, « cette guerre va créer un rideau de fer entre Ukrainiens et Russes pour des années et des années ». Mais, « du fait de cette guerre, le monde comprend désormais mieux l’Ukraine […] et l’accepte mieux comme un État européen à part entière ». Il était temps ! dirait Karl Schlögel, le grand historien allemand de l’Europe centrale et orientale, que le lecteur va découvrir dans le présent ouvrage.
Thomas Serrier, Préface. Karl Schlögel, historien des villes en péril, p. 7-8
Nous ne connaissons pas l’issue du combat pour l’Ukraine : va-t-elle être en mesure de tenir face à l’agression russe, ou va-t-elle plier ? Les Européens et l’Occident vont-ils la défendre, ou l’abandonner à son sort ? L’Union européenne va-t-elle rester unie, ou se désagréger ? Une chose est sûre : l’Ukraine ne va plus jamais disparaître de nos cartes mentales. Il n’y a pas si longtemps de cela, cet État, ce peuple, cette nation existaient à peine dans nos consciences. En Allemagne en particulier, on s’était habitué à n’y voir au mieux qu’un sous-ensemble de « la Russie » — Empire russe ou URSS — dont les habitants n’utiliseraient qu’une espèce de dialecte, une sous-catégorie du russe. Grâce à leur « révolution de la dignité » sur la place Maïdan, grâce à la résistance qu’ils ont opposée à la tentative de déstabilisation de leur État par la Russie, les Ukrainiens ont démontré par eux-mêmes que cette vision des choses est dépassée depuis fort longtemps. Il est temps de jeter un nouveau coup d’œil à la carte et de se faire une idée plus précise.
INTRODUCTION. L'Ukraine, c'est l'Europe, p. 29