Seethaler Robert,
le tabac Tresniek.
Le titre sonne comme l'enseigne des petites échoppes qui rythment la vie du quartier, à l'heure des bouleversements de l'Histoire - ici la montée du nazisme. La Vienne autrichienne devient un microcosme pour la « vie minuscule » de Franz Huchel, jeune homme banal, qui va faire son éducation sentimentale et politique.
le montagnard mal dégrossi vit dans le malaise en cité inconnue -Vienne, 1937. Comment nouer des relations avec autrui ? Sur trois terrains, celui des adultes, des femmes, et au contact d'un éminent contemporain,
Sigmund Freud, aux prises avec son époque.
Son patron libraire ? Franz éprouve du respect pour le mutilé de 14-18, devenu un témoin acerbe des manipulations de la propagande belliciste.
Au chapitre des femmes, son attitude candide et sincère lui vaut le regard amusé d'un lecteur, plus aguerri mais bienveillant. Avec
Freud, il tente obscurément de comprendre son malaise personnel et l'ambiance malsaine de l'époque.
« je me demande quelle importance peuvent bien avoir mes petits soucis idiots à côté de tous ces évènements, dans ce monde qui est devenu fou. »
C'est à l'échelle du quartier qu'il voit naître les sentiments haineux, les tensions, puis les agressions dont l'échoppe et le libraire seront victimes.
Ce qui génère chez Franz, à son niveau, une conduite courageuse, qui le grandit aux yeux du lecteur.
Seethaler, au cours du récit, ouvre quelques rapides fenêtres sur le monde extérieur, ou brosse des scènes intimes, où la tendresse entre
Freud et sa fille apparaît dans une note pleine d'humour :
Anna fit un pas vers son père et le saisit au menton. Il ouvrit la bouche et elle glissa son pouce avec précaution entre ses mâchoires. du bout du pouce elle appuya sur la partie postérieure de la prothèse. Il y eut un craquement, un déclic, et il esquissa une grimace de douleur.
« Elle est en place », dit Anna après avoir jeté un coup d'oeil dans la cavité buccale. Elle retira son pouce, l'essuya dans son mouchoir, se haussa sur la pointe des pieds et embrassa vite son père sur les deux joues.
En fin de parcours, Franz juge son évolution : « c'était presque comme s'il avait changé de peau avant l'heure, grandi trop vite. Comme s'il s'était pour ainsi dire dépouillé brutalement de son moi ».
Il a développé sa manière à lui de régler ses comptes avec les crapules, de ridiculiser les pratiques officielles, ce que traduit le commentaire public : « là où il y de l'audace, il y a de la dinguerie ! ».
Le récit limpide, épuré, ne cherche pas à édifier ; il laisse le champ libre au lecteur ; Si les contemporains n'ont pas su voir le témoignage de Franz, le lecteur saura en comprendre le sens.
Il goûtera aussi les différentes facettes de la narration, le récit linéaire, la correspondance entre la mère et le fils, les réflexions des uns et des autres. Belle palette de focales.
Il appréciera aussi l'irruption d' images freudiennes dans le vécu du jeune homme, et l'affichage de ses rêves en vitrine, nouveaux « dazibaos », cryptés et pourtant transparents.
Ainsi
Robert Seethaler retrace avec brio et simplicité l'itinéraire biographique, sentimental et politique d'une « âme forte » inattendue.