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EAN : 9782848054926
300 pages
Sabine Wespieser (07/09/2023)
3.65/5   155 notes
Résumé :
En cette année 1966, Robert Simon décide de prendre un nouveau départ, la trentaine venue. Employé journalier au marché des Carmélites, dans un faubourg populaire de Vienne, il réalise son vieux rêve et redonne vie au café laissé à l'abandon devant lequel il passe chaque jour. C'est avec sa coutumière attention aux détails que le grand écrivain Autrichien évoque les destinées modestes de ceux qui deviendront les habitués du Café sans nom.
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Critiques, Analyses et Avis (41) Voir plus Ajouter une critique
3,65

sur 155 notes
Robert Seethaler aime les gens ordinaires, ces ombres de tous les jours qui ne laisseront ni traces ni souvenirs mais qui n'en sont pas moins la chair et l'âme de leur époque. Déjà, son roman le champ se faisait l'écho de la rumeur de leur vie en laissant les morts d'un petit cimetière raconter leurs existences oubliées et raviver un temps le souffle d'un passé éteint. Cette fois, il convoque les modestes habitués qui, en 1966 – l'année de sa naissance –, fréquentaient un petit bistrot de quartier, à Vienne, sa ville natale, pour évoquer en transparence les prémices d'un temps nouveau hésitant à fleurir sur les ruines encore visibles de la guerre et sur le souvenir d'un glorieux passé impérial.


Journalier au marché des Carmélites, un faubourg populaire proche du Prater et de son emblématique Grande Roue, le trentenaire Robert Simon réalise un vieux rêve en reprenant la gérance d'un vieux café abandonné. L'établissement qui, récuré à l'huile de coude, a fait peau neuve sans que le nouveau maître des lieux ne trouve à le baptiser – « Tout compte fait, le Danube existait avant que quelqu'un l'appelle Danube. Alors, ton café restera sans nom et c'est très bien comme ça », déclare tranquillement un ami boucher –, devient bientôt le point de ralliement du quartier, un havre où il fait bon s'attarder pour bavarder ou simplement se taire, boire un verre, et surtout partager un peu de chaleur humaine.


Croquant en quelques traits saillants les silhouettes attablées, restituant le bourdon sonore de leurs menus propos, c'est une peinture du rien et de l'ordinaire qui, par mille détails choisis, restitue peu à peu l'atmosphère et la trame, sans grand rêve et souvent pleine d'accrocs, de la vie des petites gens de ce quartier. Une vie insignifiante qui ne pèse pas lourd mais les écrase parfois, ne leur laissant plus guère que leur dignité fière et leur indéfectible magnanimité les uns envers les autres. Mais, îlot assiégé par la transformation de la ville – « Les temps présents n'étaient qu'une tumeur qui proliférait sur le terreau d'un passé pourri, dévoyé, et finirait forcément par attaquer l'avenir et mener à la perte irrémédiable de tout ce qui rendait la vie encore un peu supportable. » –, le café sans nom ne pourra empêcher bien longtemps la vie de quartier de s'éteindre. Avec lui disparaîtra un de ces « dernier[s] endroit[s] auquel se raccrocher », où l'« on peut parler quand on en a besoin et se taire quand on en a envie ».


« Maintenant vous allez peut-être vous dire : ils n'ont qu'à aller ailleurs, ces pauvres bougres, le changement ça fait mal, rien n'est éternel, etc. Et bien sûr vous avez raison. Mais je connais des gens pour qui le bout de la rue, c'est déjà trop loin. Ceux-là, ce n'est pas le changement qui leur fait mal, mais tout le corps, parce qu'ils passent leur journée à crapahuter sur un chantier ou à se courber devant une machine, ou simplement parce qu'ils sont trop vieux ou trop abîmés ou les deux à la fois. »


De sa plume aisément reconnaissable, l'écrivain autrichien signe un nouveau roman tout en retenue et douce mélancolie, une ode d'une extrême humanité à la Vienne des années soixante.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Gros Coup de coeur plein de tendresse et d'émotions aussi simples que désarmantes !

En 1966, Robert Simon,orphelin, la trentaine, employé journalier sur un marché d'un quartier populaire de Vienne, décide de réaliser un rêve : reprendre et redonner vie à un café abandonné devant lequel il passe chaque jour.
Il va s'atteler à la " renaissance " de ce bistrot, le remettre en état et enfin l'ouvrir avec fierté.

Nous allons faire connaissance avec la " nouvelle famille" de Simon: ses habitués, ses clients quotidiens : la majorité étant des gens modestes aux vies plus ou moins malmenées, beaucoup de personnes seules...

Son café devient un lieu où chacun peut se poser, souffler, oublier un moment le dur quotidien...Simon consacre exclusivement son temps à son café, auquel il n'a pas même trouvé de nom...

Ce qui correspond surtout à la modestie et à la discrétion de notre nouveau cafetier. Il finira par prendre juste une journée de repos: le mardi, où , seul, il va marcher dans la nature, pour se ressourcer !

Hormis ses clients, sa vie est traversée par deux autres personnes: sa logeuse, une vieille dame, veuve de guerre, qui lui fait à manger et se trouve comme une présence maternelle pour lui et Mila, jeune couturière ayant perdu son travail , qu'il va embaucher pour l'aider, car la besogne ne manque pas dans ce bistrot , réunissant de plus en plus d'habitués !

Le temps file....avec les peines, les joies de tout ce petit monde...mais un jour le couperet tombe : son propriétaire ayant mal géré ses biens, endetté jusqu'au cou, se voit contraint de cesser le bail à Simon; le café doit fermer ses portes...

On a l'impression que Simon est anesthésié ; il ne semble pas touché par le chagrin...ou est-il seulement fataliste, résigné..?

.Toutefois, il organisera avec Mila une très belle fête de départ pour réunir tous ses clients fidèles depuis des années...et chacun profitera un maximum de ces derniers moments de convivialité et de chaleur humaine , dans cette " famille de coeur" qu'ils se sont créés, au fil des jours..!

On ne peut s'empêcher d'être triste de voir s'achever cette jolie bulle de camaraderies et ce lieu de réconfort pour cette " attachante troupe" de cabossés ...

Simon écrira une lettre à ces Messieurs les huissiers...et finalement, la déchirera....j'en transcris un extrait, significative de toute la tendresse se dégageant de ce texte,

Texte que je trouve très en harmonie avec nos couleurs du moment: celles de l'automne : à la fois chaudes, mordorées et pleines de mélancolie !

"Messieurs,

Il s'agit de mon café au marché des Carmélites. Je dis que c'est un café, bien que personne à part moi ne l'appelle comme ça.Et je dis que c'est le mien, bien que sur le papier il ne m'ait jamais appartenu.Il y a dix ans c'était un trou poussiéreux, maintenant, tous les soirs sauf le mardi, il y vient des gens qui veulent oublier au moins quelques heures tout ce bazar autour d'eux.Il y y fait chaud, l'hiver les fenêtres ferment bien, on peut boire quelque chose et surtout on peut parler quand on a besoin et se taire quand on en a envie.Le monde tourne toujours plus vite, et parmi ceux dont la vie ne pèse pas assez lourd, il y en a parfois qui sont laissés sur le bord de la route.
Alors n'est-ce pas une bonne chose qu'il y ait un endroit auquel se raccrocher ?

Maintenant vous allez peut-être vous dire : ils n'ont qu'à aller ailleurs, ces pauvres bougres, le changement ça fait mal, rien n'est éternel, etc.Et bien sûr vous avez raison.Mais je connais des gens pour qui le bout de la rue, c'est déjà trop loin.Ceux- là, ce n'est pas le changement qui leur fait mal, mais tout le corps, parce qu"ils passent leur journée à crapahuter sur un chantier ou à se courber devant une machine, ou simplement parce qu'ils sont trop vieux
ou trop abîmés ou les deux à la fois."

On ressent vivement la tendresse et la bienveillance de l'auteur pour tous ses personnages !





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le Café sans nom à nul autre pareil dans ce faubourg populaire viennois , non loin du marché des Carmélites , prend vie grâce à l'énergie et la détermination de Robert Simon. C' était un rêve de gamin qu'il peut enfin réaliser. Fini les travaux harassants dans le marché où il loue ses bras , nous sommes à l'automne 1966 , il a 26 ans .
le Café ouvre et bientôt, ceux qui poussent ses portes, s'y sentent chez eux.. Quel beau rêve enfin réalisé!
Robert, avec l'aide de Mila, observe, attentif , ces habitués.La vie s'écoule avec ses hauts et ses bas, ses amours et ses peines, ses cris et ses rires.
Voilà le Café sans nom dont j'ai poussé la porte. Je me suis laissée guidée par la plume de Robert Seethaler , une écriture sobre, précise , virulente ou tendre selon. Bientôt là comme ailleurs les années 70 et la frénésie du changement rayera de la carte ce quartier. Nous n'y sommes pas encore alors savourons cet interlude.
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Le cafetier qui faisait de la sociologie sans le savoir

À travers le portrait d'un cafetier viennois et de sa clientèle, Robert Seethaler retrace les années 1970 d'un faubourg de Vienne. Un roman plein d'humanité et une chronique nostalgique de la capitale autrichienne.

Nous sommes à Vienne au début des années 1970, dans le quartier des carmélites et plus précisément autour du marché, le Karmelitermarkt. C'est là que travaille Robert Simon. Il aide ici et là, offrant sa force de travail et son assiduité à qui veut bien l'embaucher. Quand l'histoire commence, il vient de trouver le local qui va lui permettre de concrétiser son rêve, devenir son propre patron. L'aventure est risquée pour quelqu'un qui n'a pas de fortune et pas d'expérience, mais à l'image de la ville qui se métamorphose, il va se lancer. Et, ma foi, assez vite trouver ses marques.
Car il peut compter sur ses connaissances, les petits commerçants du coin et notamment son ami le boucher pour, le temps d'une pause, venir prendre un café ou une bière.
«Robert Simon ouvrit comme prévu son café à midi tapant. À peine dix minutes plus tard arrivait le premier client. Simon le connaissait de vue, c'était un fruiticulteur de la Wachau, qui louait de temps à autre un espace entre les stands pour écouler ses paniers d'abricots. (…)
— Qu'est-ce que tu as ?
— du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin de Stammersdorf et de Gumpoldskirchen, du rouge et du blanc. Et pour manger, des tartines de saindoux avec ou sans oignons, des cornichons et des sticks salés.
— C'est pas grand-chose
— Je viens d'ouvrir. Et puis c'est un café, pas un restaurant.»
Au fil des jours, son local voit le nombre des habitués grandir. Avec les clients occasionnels, ils forment un microcosme fascinant, reflétant l'histoire de l'Autriche d'après-guerre en train de se relever. Ceux qui s'installent pour une partie de cartes espérant ne pas être dérangés par ceux qui sont venus se saouler et qui quelquefois en viennent aux mains. On y croise aussi des femmes à la recherche d'une âme soeur ou d'un mari qui délaisse son foyer. On y boit de la bière, mais aussi du vin, on y mange des tartines de saindoux roboratives, souvent accompagnées de cornichons. Tout va bien jusqu'à l'arrivée de l'hiver, quand le froid décourage les plus courageux. Jusqu'à ce qu'une veuve ne lui souffle la solution: «un hiver sans punch n'est pas un hiver digne de ce nom».
La recette concoctée par Robert va lui permettre de rebondir, mais aussi de transformer l'atmosphère de ce café dont il a désormais renoncé à donner un nom. Une atmosphère qui va aussi changer avec l'arrivée de Mila. Couturière ayant perdu son emploi, elle va très vite prendre ses marques au côté De Robert, qui ne peut tenir le coup seul, surtout qu'il entend rester ouvert durant toute la semaine.
«Les effluves de punch chaud qui, avec la fumée de cigarettes, les odeurs d'oignon, de bière et de café moulu sur fond de brouhaha de conversations, produisait une douillette et brumeuse atmosphère familiale.»
Robert Seethaler, qui a passé son enfance dans ce quartier de Vienne et qui a lui aussi été témoin de la transformation de la capitale autrichienne, dépeint parfaitement cette atmosphère familiale, cette mixité sociale et les aspirations des différentes générations. Il y a ceux qui essaient d'oublier la guerre, sans pour autant y arriver vraiment, et il y a ceux qui ont tourné la page pour se projeter vers un avenir plus heureux. «Je me souviens que mon père disait, ne regarde pas en arrière, la vie est devant toi. Mais entre-temps il y a tellement plus de passé que d'avenir. Qu'est-ce que j'irais regarder devant moi où il n'y a plus rien? Enfin aujourd'hui le soleil brille, c'est déjà quelque chose. Oui, c'est déjà ça. Alors, il regarde encore? Non, il est parti maintenant.»
C'est avec sa plume remplie d'humanité qu'il raconte ces années à travers des personnages attachants, des trajets souvent chaotiques, des histoires en train de s'écrire, belles et douloureuses, riches et pourtant modestes. Ce style empli de douceur permet au lecteur de se sentir à son tour accueilli dans ce café et avide d'entendre les confidences de ce «petit» peuple. Tout en subtilité, ce roman émouvant s'inscrit parfaitement dans l'oeuvre du Viennois, après le Tabac Tresniek (2014), Une vie entière (2015), le Champ (2020) et le Dernier Mouvement (2022). À lire sous la couette, avec un Punch chaud que vous pourrez aussi appeler un Autrichien.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

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Un quartier populaire de Vienne en 1966... Proche du Danube mais sillonné de routes, voies de chemin de fer. La nature y reste encore présente, avec ses parcs, ses champs et ses arbres.

Les habitants de ce quartier se ravitaillent encore au marché local des Carmélites. Les supermarchés vont arriver en nombre mais on est encore dans les souvenirs et les séquelles de la seconde guerre mondiale. Robert Simon travaille comme homme à tout faire sur ce marché. Il n'est guère entreprenant. Il va pourtant reprendre un café abandonné proche du marché. Ce n'est pas tous les jours Byzance mais l'établissement est rentable. Robert, qui s'épuise à la tâche, embauchera une jeune femme, Mila. Les habitués sont au rendez-vous et leurs joies et difficultés partagées. Nous les suivrons à travers les années.

J'ai vraiment aimé le style de l'auteur, presque en apesanteur malgré parfois les sujets très durs qu'il aborde. La bienveillance n'est pas une qualité assez partagée : ici elle est reine. Sans jamais être mièvre.

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critiques presse (4)
LaLibreBelgique
07 novembre 2023
Finaliste des prix Femina et Médicis, le romancier autrichien a pour ses personnages une tendresse immense.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LaLibreBelgique
06 novembre 2023
Le romancier autrichien nous emmène dans la Vienne d’une époque qu’il n’a pas connue, et pour laquelle transparaît pourtant sous sa plume quelque nostalgie.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeMonde
02 octobre 2023
Avec une grâce (sans nom elle aussi), Seethaler fait de ce lieu l’émouvante métaphore d’un temps circulaire au terme duquel, tels les passagers de la grande roue, nous revenons tous au point de départ.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LesEchos
07 septembre 2023
A travers le portrait du tendre cafetier, de sa serveuse et de ses clients, [l'auteur] nous offre un précipité d'humanité en même temps qu'une ode nostalgique à sa ville natale.
Lire la critique sur le site : LesEchos
Citations et extraits (47) Voir plus Ajouter une citation
Messieurs,

Il s'agit de mon café au marché des Carmélites. Je dis que c'est un café, bien que personne à part moi ne l'appelle comme ça.Et je dis que c'est le mien, bien que sur le papier il ne m'ait jamais appartenu.Il y a dix ans c'était un trou poussiéreux, maintenant, tous les soirs sauf le mardi, il y vient des gens qui veulent oublier au moins quelques heures tout ce bazar autour d'eux.Il y y fait chaud, l'hiver les fenêtres ferment bien, on peut boire quelque chose et surtout on peut parler quand on a besoin et se taire quand on en a envie.Le monde tourne toujours plus vite, et parmi ceux dont la vie ne pèse pas assez lourd, il y en a parfois qui sont laissés sur le bord de la route.
Alors n'est-ce pas une bonne chose qu'il y ait un endroit auquel se raccrocher ?

Maintenant vous allez peut-être vous dire : ils n'ont qu'à aller ailleurs, ces pauvres bougres, le changement ça fait mal, rien n'est éternel, etc.Et bien sûr vous avez raison.Mais je connais des gens pour qui le bout de la rue, c'est déjà trop loin.Ceux- là, ce n'est pas le changement qui leur fait mal, mais tout le corps, parce qu"ils passent leur journée à crapahuter sur un chantier ou à se courber devant une machine, ou simplement parce qu'ils sont trop vieux
ou trop abîmés ou les deux à la fois.

( p.209)
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"Messieurs,
Il s'agit de mon café au marché des Carmélites. Je dis que c'est un café, bien que personne à part moi ne l'appelle comme ça. Et je dis que c'est le mien, bien que sur le papier il ne m'ait jamais appartenu. Il y a dix ans c'était un trou poussiéreux, maintenant, tous les soirs sauf le mardi, il y vient des gens qui veulent oublier au moins quelques heures tout ce bazar autour d'eux. Il y fait chaud, l'hiver les fenêtres ferment bien, on peut boire quelque chose et surtout on peut parler quand on en a besoin et se taire quand on en a envie. Le monde tourne toujours plus vite, et parmi ceux dont la vie ne pèse pas assez lourd, il y en a parfois qui sont laissés sur le bord de la route."
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(Les premières pages du livre)
Robert Simon quitta l’appartement dans lequel il vivait avec la veuve de guerre Martha Pohl, à quatre heures et demie, un lundi matin. C’était la fin de l’été 1966, Simon avait trente et un an. Il avait petit-déjeuné seul – deux œufs, du pain beurré, du café noir. La veuve dormait encore. Il l’avait entendue ronfloter dans la chambre. Il aimait bien ce bruit, ça l’émouvait curieusement, et il jetait quelquefois un œil par la porte entrebâillée, dans l’obscurité où palpitaient les narines grandes ouvertes de la vieille femme.
Dehors le vent lui fouetta le visage. Quand il venait du sud, il charriait la puanteur du marché, un relent d’ordures et de fruits pourris, mais ce jour-là le vent venait de l’ouest, l’air était pur et frais. Simon longea le grand bloc gris des retraités du tramway, la tôlerie Schneeweis & fils, et une rangée de petites boutiques qui, toutes, à cette heure, étaient encore fermées. Il gagna la Leopoldsgasse par la Malzgasse, et après avoir traversé la Schiffamtsgasse, atteignit la petite Haidgasse. Au coin de la ruelle, il s’arrêta pour jeter un coup d’œil à la salle de l’ancien café du marché. Il colla son front à la vitre et scruta l’intérieur en plissant les yeux. Les tables et les chaises étaient empilées devant le grand comptoir sombre. La couleur du papier peint avait passé, et à certains endroits il se gondolait. On aurait dit que les murs avaient des visages. Ils ont besoin d’air, se dit Simon. Il faudra laisser les fenêtres ouvertes quelques jours avant de commencer à peindre. L’humidité, la poussière, les vieux fantômes. Il se détacha de la vitre, se retourna et traversa la rue qui le séparait du marché, où Johannes Berg levait à grand fracas le rideau métallique de sa boucherie
« Bonjour, dit le boucher, tu peux me hacher quelques blocs de glace, si tu veux.
– J’ai assez à faire avec les légumes, dit Simon, dix-neuf caisses de rutabagas. »
Le boucher haussa les épaules et entreprit de baisser son store à la manivelle. Il transpirait, sa nuque luisait dans le soleil matinal. « Si tu veux, je te graisserai les charnières tout à l’heure, dit Simon.
– Ça, je peux le faire tout seul.
– L’hiver dernier tu les as graissées avec du saindoux rance. Au printemps ça empestait jusqu’au Prater.
– Ce n’était pas du saindoux, c’était de la graisse qui me restait.
– Tu me le dis, si tu veux un coup de main. Je peux le faire tout à l’heure. Ça ne prendra pas longtemps.
– D’accord », dit le boucher. Il décrocha la manivelle, la posa à côté de la porte et passa ses mains sur son tablier maculé de sang. La lumière tamisée de la toile rouge à rayures blanches estompait doucement ses traits. « La journée va être belle, dit-il. Beaucoup de soleil mais pas trop chaude.
– Pour sûr, dit Simon. À tout à l’heure. »
C’était un homme sec, aux bras nerveux et aux longues jambes minces. Son visage était tanné par le travail en plein air, ses cheveux blond cendré retombaient en désordre sur son front. Ses mains étaient grandes, constellées de cicatrices à force de manipuler des caisses de bois rêche. Ses yeux étaient bleus. La seule chose qui fût vraiment belle chez lui.
Il marchait plus lentement que d’habitude, et beaucoup de commerçants levaient la main ou lui lançaient un mot aimable. Cela faisait sept ans qu’il était sur le marché, mais aujourd’hui c’était son dernier jour, et ils le suivaient des yeux, sans bien savoir s’ils devaient s’en attrister ou se réjouir pour lui.
Il alla au point de chargement hisser sur son épaule des caisses de rutabagas et d’oignons et les porta au stand de fruits et légumes de Navracek. Il coupa le vert des oignons et les germes des pommes de terre, retourna le tas de bois de chauffage pour l’empêcher de moisir et empila les palettes vides. Chez le poissonnier, il nettoya les écailles, les mucosités et le sang des bacs de glace. Il fourra la glace souillée et les têtes aux yeux globuleux et aux gueules béantes dans un sac qu’il porta aux ordures. Puis il passa au stand des jouets avec les autos de bois et les petits manèges de fer colorés et ponça la rouille du gratte-boue. Son travail lui avait toujours plu : la variété, l’effort physique, l’argent de la journée qui tintait dans ses poches le soir. Il aimait l’air clair et froid de l’hiver, et la chaleur de l’été, qui amollissait l’asphalte où s’enfonçaient les capsules de bière, il aimait les voix enrouées des marchands, qui se couvraient les unes les autres, et l’idée de n’être qu’un petit rouage d’un immense organisme, bruyant, palpitant.
Avant la fin du marché il revint à la boucherie. Il s’était procuré un pot de graisse chez le quincailler pour lubrifier les charnières du store. Il plongeait un doigt dans la graisse et la répartissait sur les charnières et le pas de la vis de réglage. Il travaillait minutieusement, les doigts douloureux à force de tripoter la vis.
« Tu vas finir par m’user le fer à frotter comme ça », dit le boucher. Il prit une bourse dans le tiroir à couteaux et en extirpa gauchement un billet.
« Laisse », dit Simon.
Le boucher haussa les épaules et rempocha son argent.
« Tu reviens quand tu veux, dit-il. Pour quelqu’un comme toi, il y a toujours du travail.
– Merci.
– En tout cas je te souhaite bonne chance. Mais de toute manière on va se revoir.
– Oui, dit Simon. À bientôt. »
Ce soir-là, il ne rentra pas par le chemin habituel. Il suivit les ruelles de Leopoldstadt jusqu’à la Praterstrasse et la Vorgartenstrasse et gagna le Danube, où péniches et chalands émergeaient de l’ombre du Reichsbrücke et remontaient le fleuve dans la lumière irisée du couchant. Sur la rive, à la hauteur de l’ancienne usine de construction mécanique, il se mit à courir. Il courait sur le chemin de terre, longeant des blocs de béton géants, des fosses de débris de verre, des tas de ferraille et des grilles de fer rouillées. Du bois flotté et des cartons gonflés d’eau clapotaient le long des berges. Les mouettes rieuses glapissaient au-dessus de lui, et sur la rive nord, au-dessus de la plaine du Danube, planaient les cerfs-volants des enfants des faubourgs, minuscules taches de couleur dans le ciel. Il courait, haletant, la bouche ouverte, les bras ballants. La sueur lui coulait sur la figure, dans sa gorge il sentait battre son cœur. Clignant des yeux dans le soleil, il voyait le café avec sa salle poussiéreuse, les tables et les chaises dans la pénombre, les visages sur le papier des murs, et poursuivant sa course sur le chemin cahoteux, les poumons en feu, passant sous le Augartenbrücke, dévalant un talus lessivé par les eaux, foulant la caillasse brûlante qui cliquetait sous ses pieds, dépassant des joncs noirs et les épineux où voletaient des lambeaux de papier, il se disait qu’il pourrait continuer à courir indéfiniment, sans jamais s’arrêter.
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Ils n’avaient pas eu d’enfants et jamais parlé d’amour, leur vie commune avait pris une certaine forme d’évidence qui leur suffisait. Elle s’était d’autant plus étonnée de l’allégresse avec laquelle il était parti à la guerre. Il rayonnait littéralement le jour de son départ, disait-elle. Et pour la première fois, l’idée l’avait effleurée que les hommes se languissaient leur vie durant d’être ailleurs que dans les bras d’une épouse ou derrière un guichet de l’administration des postes et des télégrammes.
Quand, un an et demi plus tard, lui parvint une lettre qui parlait d’accomplissement du devoir de soldat et de sincères condoléances, elle n’éprouva pas de chagrin, tout au plus une sorte d’amer ressentiment à l’encontre de cette guerre qui lui avait surtout pris l’illusion d’une vie réussie.
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Les temps présents n’étaient qu’une tumeur qui proliférait sur le terreau d’un passé pourri, dévoyé, et finirait forcément par attaquer l’avenir et mener à la perte irrémédiable de tout ce qui rendait la vie encore un peu supportable.
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Vidéo de Robert Seethaler
Yann de la librairie le Divan partage ses lectures de la Rentrée littéraire 2023 "Seethaler fait ce qu'il sait très bien faire : raconter le temps qui passe, à l'échelle d'une ville, à l'échelle des Hommes."
Notre mot sur "Le Café sans nom" de Robert Seethaler ----- https://bit.ly/3Mrkwrz #coupsdecoeurduDivan #YannDivan #LeCafesansnom #RobertSeethaler #editionssabinewespieser #booktok #litteraturetraduite #ebook #livrenumerique Tous nos conseils de lecture ICI : https://www.librairie-ledivan.com/
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