CHANSON SUR LA PLUIE
Je voudrais vous dire une phrase apprise jadis,
le temps l’efface du tableau, elle n’est guère ;
c’est encore la pluie, mais seulement pour les petits
qui se serrent, heureux, sous la gouttière.
Dès que les gouttes s’attaquent à leurs capuches,
le moulinet du ruisseau se met à bruire ;
moi, je regarde leurs mains avec envie
et m’enfuis, en hâte, dans mes souvenirs.
Quand la pluie cessera, je voudrais dire à quelqu’un
avec qui, un long moment, je suis resté là
que l’eau coule encore brièvement des arbres
et qu’elle tombe encore longtemps du haut des cathédrales.
/Traduction Petr Kral et Jan Rubes
I - VOYAGE DE NOCES (1921-1926)
LE POÈME LE PLUS HUMBLE
Debout sur une haute montagne qui s'incline vers la ville,
étendant les deux bras,
je suis comme un prophète, celui qui indique le chemin
et qui annonce aux pauvres leur gloire de demain,
je suis un sage qui conseille les désespérés
et tient une fleur à la main, fleur qui ne se fane jamais,
je suis celui qui, le jour de la révolution, fera partir
le premier coup
mais aussi celui qui, le premier, va tomber
et qui, pour soigner les blessés, se mettra le premier
à genoux ;
merveilleux comme un dieu
et comme un dieu puissant,
je suis plus que lui,
encore bien plus —
et pourtant, je ne suis rien,
rien d'autre que, à la grâce des foules humblement livré,
le poète
Joroslav Seifert.
(La Vile en Larmes)
p.30
LE PAUVRE
J'ai une fenêtre,
un jour de printemps y flotte
comme sur le fleuve un bateau au drapeau rose,
j'ai un chien
qui, lui, a des yeux d'homme,
j'ai un calepin bleu
et là-dedans
de trente-trois jeunes filles les beaux noms,
j'ai un révolver et, bien aiguisé, un canif,
dans la cravate une épingle à rubis,
une maîtresse qui danse sur l'herbe printanière
(le soir, dans les champs, nous allons au delà du cimetière,
et comme elle est coiffeuse,
son visage, ses mains, ses cheveux sentent si bon
qu'on dirait qu'elle s'est couchée, hier soir, dans les roses
plutôt que sous l'édredon),
et encore, il ne faut pas que j'oublie,
j'ai une petite boîte, vidée de son cirage,
derrière la fenêtre j'ai un triste pot de fleurs,
une fleur à mon manteau
et des larmes au cœur….
p.28
C’est seulement en vieillissant
C’est seulement en vieillissant
que j’ai appris à aimer le silence.
parfois il exalte plus que la musique.
Dans le silence apparaissent des signes frissonnants
et sur les carrefours de la mémoire
tu entends les noms
que le temps a essayé d’étouffer.
Le soir, dans les couronnes des arbres, j’entends même
les cœurs des oiseaux.
Et un soir au cimetière,
j’ai entendu comme au fond d’une tombe
craquait le cercueil.
/Traduction Petr Kral et Jan Rubes
I - VOYAGE DE NOCES (1921-1926)
VILLE DE PÉCHÉ
La ville des fabricants, des riches, des boxeurs cruels,
ville des inventeurs, des ingénieurs,
ville des généraux, des commerçants, des poètes patriotes,
par ses noirs péchés avait dépassé la mesure du courroux divin
et Dieu était en colère ;
cent fois il avait promis à cette cité
sa vengeance, une pluie de soufre, le feu
et les grondements du tonnerre
et cent fois il lui a pardonné
puisqu'il s'est rappelé avoir dit, un jour,
qu'il épargnerait la ville à cause de deux justes,
et qu'il est difficile à Dieu de parler en l'air :
deux amants allaient dans le verger printanier,
respirant à pleins poumons l'odeur des aubépines en fleur.
(La Vile en Larmes)
p.27