" Si la lumière est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumière du cœur? "
Balzac
Suzanne faisait sa toilette, le soir quand tout le monde était couché. Albert, qui travaillait la nuit, se lavait juste avant de partir pour prendre le car des ouvriers vers six heures du soir, après avoir demandé à tout le monde de sortir, sa femme y compris. Du corps de son père, Gilles ne connaissait que le visage, les mains, quelquefois les pieds quand il se déchaussait pour les plonger dans la cuvette d'eau salée que Suzanne lui préparait. Albert avait des pieds de géants bien sculptés, les mêmes orteils que ceux de Saint Pierre, grandeur nature à l'entrée de l'église Saint-Sauveur.
Chaque témoin qui n'a pas parlé, à qui l'on n'a pas laissé le temps de raconter son expérience, une fois mort est équivalent à un grand historien qu'on aurait perdu à tout jamais.
Tout à l'heure je ne serai plus. Je ne serai plus ce que je suis maintenant et que je n'aime pas être. Je n'aime pas qui je suis. Je n'aime pas ce qu'il faudrait que je sois, je n'aime pas me réjouir de cette vie-là, je ne suis pas de cette vie, je suis d'un autre temps que je n'ai pas su retenir.
Il proclamait partout : " Mieux valait un mur de béton qu'un mur de poitrines".
Gilles comprit alors que chaque roman qu'il lirait l'aiderait à comprendre la vie, lui-même, les autres, le monde, le passé et le présent, une expérience similaire à celle de la peau; et chaque évènement de sa vie lui permettrait de la même manière d'éclairer chacune de ses lectures. En découvrant cette circulation continue entre la vie et les livres, il trouva la clé qui donnait un sens à la littérature.
Gilles aimait écouter leurs confidences de femmes et en éprouvait un plaisir équivalent à celui qu’il trouvait dans les livres où il découvrait des mondes inconnus, souvent éloignés, mais qui se révélaient à lui comme une autre réalité et l’invitaient à grandir.
Elle venait de dresser le portrait d'un homme remarquable, idéal pour sa famille, sans comprendre qu'il avait fait de ette idéalité justement un refuge duquel il n'arrivait plus à s'échapper.
C'est toujours un mystère ce quel'on retient des livres.C'est pour ça qu'il faut relire régulièrement ceux qu'on a aimés.
Il avait réussi à faire revenir le silence et il aima encore davantage le jour qui se levait et le cerisier qui commençait à chanter. Nu, il continua sa sortie jusqu'à son garage aux réveils en se disant qu'il allait rendre Suzanne heureuse, qu'Henri lui reviendrait, que Gilles avait trouvé le chemin et que sa vieille mère l'avait déjà oublié ; puisqu'il se dit qu'il fallait bien mourir un jour et que ce jour était arrivé. Rien de plus.