Crime d'honneur de
Elif Shafak, 410 p. PHEBUS EDITIONS
A partir d'un petit village en Anatolie, on suit des personnages en Angleterre, selon la formule de l'éventail : c'est-à-dire que tel personnage en rencontre d'autres, et que si les lieux et les acteurs sont différents, jamais on ne s'y perd, vu que l'auteur rappelle habilement les liens de parenté, et sait bien découper l'histoire familiale en courts chapitres.
Dès le départ, on sait qu'un drame a eu lieu, il a conduit un personnage en prison. On sait qui est le coupable, et même ce qu'il a fait, mais on ignore les raisons et les circonstances. Tout en suivant les membres de la famille, on reste en contact avec le prisonnier, qui tient une sorte de journal, basse continue de cette saga polyphonique.
Les malheurs, les espoirs, les amours, on suit tout avec le plus grand intérêt, et je ne suis pas surpris qu'on m'ait conseillé cette lecture entre deux chapitres ; je le fais à mon tour, après avoir lu la moitié de ce livre captivant.
e lecteur suit chacun des personnages, bien identifié par l'auteur, et il voit ainsi les milieux qu'il fréquente, les difficultés rencontrées. Il participe même à l'élaboration de ses réactions, qu'il voit naître et se développer. Belle progression dans le suspens dramatique d'une intrigue dont on tente de deviner le point final, indiqué dans le titre, mais qui reste dans l'ombre.
Les groupes finiront par se rencontrer, on le pressent, portant chacun une violence propre, dont Iskender le prisonnier, sera le réceptacle ou l'agent. En attendant, cette violence circule, palpable, sans qu'on sache le chemin qu'elle empruntera à l'air libre.
Ce livre est une véritable aventure où on regarde les milieux urbains par les yeux d'un des protagonistes kurdes/turcs, dans un héritage culturel rappelé à point par
Elif Shafak.
Jusqu'ici on n'avait que des soupçons, or les drames tus resurgissent, passant d'une génération à l'autre. le lecteur, accroché à l'histoire, a quand même le temps d'admirer la virtuosité de l'écrivain, qui rassemble les fils pour ce qui sera le bouquet final.
Ne pas oublier que le narrateur/auteur est un des personnages du livre, Esma, la grande soeur, qui ouvre le récit et y met un point final. Elle mène chaque personnage, raconte son itinéraire ("il"), et lui donne la parole ("je").
De chacun elle pourrait dire :
« Sa vie avait été un labyrinthe de miroirs, qui chacun reflétait une image différente de lui ».
De l'ensemble naît une fresque, spectacle visible et complet d'une population, prise entre le passé et le présent, entr'ouvrant une porte sur l'avenir. Riche de la densité d'expériences diverses.
Elif Shafak agit comme un tisserand scrupuleux et talentueux : tout fil intègre l'ensemble, avec parfois une initiative personnelle, comme celle de mettre le H, de Helye, une soeur disparue, au milieu de la trame d'un tapis.
La fin surprendra le lecteur, qui pourrait croire à une pirouette narrative. Pourtant, les cachotteries font partie du récit, et le secret, partie intégrante du milieu où, comme de l'encre sur la soie, règne la rumeur...
Aux yeux de tous, apparaîtra surtout la parfaite maîtrise du récit dans "
Crime d'honneur."