An 2381. Bienvenue dans Monade 116, modeste bâtisse de type tour HLM qui compte quelque 900 000 résidents permanents. J'oubliais : pour cette poignée de privilégiés, Monade 116 n'est pas qu'une résidence. C'est aussi leur monde. Leur unique monde. Leur monade !
Vous l'aurez compris : les Monades, c'est pas pour les nomades…
Je pensais avoir lu il y a longtemps ce classique du roman d'anticipation… à tort !
Présenté comme le chef-d'oeuvre incontesté de
Robert Silverberg,
les Monades urbaines, coche toutes les cases de la dystopie classique, et ne manque pas d'originalité (ce qui n'est pas toujours assuré dans ce genre).
Chef-d'oeuvre, je ne sais pas, mais c'est un roman que j'ai beaucoup apprécié, et ce dès les premières lignes.
Le style de l'auteur – que je découvre seulement, honte à moi – est à la fois simple et clair. Rien de suffisamment fort pour me séduire sur ce plan, mais l'écriture sert parfaitement le récit, centré sur les personnages. Peu de descriptions donc, mais l'auteur décrit parfaitement son monde (pardon : sa Monade !). On visualise très bien.
Après le décor, le décorum. Et là encore, c'est particulièrement limpide, puisque l'auteur nous explique d'entrée de jeu, et par le menu, toutes les caractéristiques de cette société. J'ai été surpris de ce choix au début, mais contre toute attente ça passe très bien. L'auteur a en effet réussi à intégrer ce déballage d'informations dans le scénario du premier chapitre, consacré à la visite d'un invité externe qui, comme nous, ignore tout de la vie des monades… facile ou habile, choisissez !
Les Monades urbaines est un court roman structuré en 7 chapitres équilibrés. C'est un roman choral car chacun de ces chapitres donne sa voix un personnage en particulier. J'ai trouvé la réalisation remarquablement réussie. Un modèle de simplicité pour une forme narrative piégeuse. N'ayant pas lu le résumé préalablement, j'ai eu la surprise de découvrir ce choix d'écriture qui est un vrai plus ici. le présent de narration couplé avec le point de vue interne est plutôt efficace pour nous faire rentrer dans ces personnages. Ceux-ci sont bien rendus. Ils sont crédibles dans leurs actes et leurs paroles, mais aussi et surtout dans leurs émotions. L'auteur est particulièrement doué pour montrer la psychologie des personnages. D'ailleurs, c'est le détail qui m'a accroché dès les premières pages : on suit le résident Charles Mattern, chargé de présenter la Monade à un invité de marque, et dès leurs premiers échanges, la tension entre les deux hommes est palpable. Une tension puissante et fébrile, très bien rendue, et dont les raisons apparaissent petit à petit. Superbe.
Et les chapitres suivants ne sont pas en reste… Ces chapitres sont relativement indépendants et on y suit un personnage principal différent à chaque fois. Les interconnexions ne sont pas absentes cependant, et elles se multiplient vers la fin. Ces connexions apportent une certaine cohésion à l'ensemble et une meilleure implication.
Comme pour toute dystopie, c'est l'idée originale qu'on attend au tournant.
Première idée : la natalité élevée au rang du sacré (croissez, multipliez…). En effet la technologie des Monades urbaines semble avoir résolu le problème démographique (pour toujours ?), et l'injonction à la procréation s'est rapidement imposée, doublée d'un culte de la fertilité.
Deuxième idée : la tolérance face à la promiscuité. 800 000 résidents, c'est beaucoup, même pour une monade. Alors pour éviter les frictions, il faut changer les moeurs, mais aussi les esprits…
Je ne détaillerai pas plus mais sur ce plan aussi, l'auteur a réussi son coup. Les changements qui créent la dystopie sont puissants, cohérents et développés en profondeur.
Dans ce roman, la nature dystopique du monde monadial apparaît lentement. Les citoyens semblent de prime abord parfaitement adaptés, conditionnés à leur vie monadiale et ses étranges moeurs. Mais petit à petit le récit laisse entrevoir des failles. Il semble que certains traits de caractère incompatibles avec cette vie aient malgré tout survécu chez quelques individus. Des relents de timidité. de la jalousie refoulée…
Tout ceci est très bien amené, et la maitrise de l'auteur pour explorer la palette des sentiments n'y est sans doute pas étrangère.
De nombreux thèmes sont présents dans ce roman.
Il y a bien sûr la réflexion autour du contrôle de la démographie dans les sociétés humaines.
Le culte voué à la fécondité, institutionnalisé, fait immédiatement penser à la société imaginée par
Margaret Atwood dans
la Servante Ecarlate, autre chef-d'oeuvre de la dystopie que je conseille !
La libération sexuelle des années 1960 semble aussi avoir grandement influencé certains aspects de la vie en Monade urbaine.
Certains des mécanismes qui font vivre le totalitarisme sont très bien décrits, comme l'autopersuasion collective : « Nous sommes aujourd'hui quinze fois plus nombreux, et regarde comme nous sommes heureux ! – Oui, très heureux. Et nous serons toujours heureux, Memnon. ».
Même si dans ce domaine, le roman est loin d'égaler un 1984, d'Orwell.
Les bémols que j'ai relevés :
- L'un des mots d'ordre de la société monadiale est le refus de toute forme de frustration. On voit que l'auteur a fait son possible pour illustrer cette idée et ses innombrables ramifications. Mais si intéressante que soit cette idée, elle m'a paru viciée dès le début, car elle se heurte à l'adage « La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres ». Et dans les faits, il est facile de voir toutes sortes d'incohérences dans les coutumes et les comportements des Monadiens.
- Dans l'ensemble du texte transpire une vision machiste, probablement héritée de la société des années 70 (le roman a été édité en 1971). C'est assez ironique, étant donné l'aspect libération des moeurs mis en avant par ailleurs. D'ailleurs l'auteur semble avoir partiellement conscience de ce problème, car régulièrement il rappelle que dans la société monadiale toute personne est libre de sortir en vadrouille le soir pour aller se taper la personne de son choix. Et pourtant chaque fois il parait se sentir obligé de préciser que, « généralement », ce sont quand même plus les hommes qui s'adonnent à cette pratique. Et finalement parmi les dizaines de rencontres décrites, c'est toujours les hommes qui partent à l'aventure ! Autre exemple : dans la société monadiale, les femmes « semblent » ne jamais travailler.
- Dans la société monadiale, il est très important pour un couple d'avoir beaucoup d'enfants. Or, étant donné les moeurs en vigueur, il semble hasardeux de garantir la filiation paternelle. Ce n'est peut-être plus un aspect important dans cette société, mais bizarrement ce point n'est jamais évoqué.
- La confrontation avec les communes rurales m'a surpris et peu convaincu. Les moeurs de ces communes m'ont paru inutilement bizarres. Un peu trop d'idées, trop confus.
Au final, un très bon roman, et court qui plus est.
Bien écrit, très bien construit et très bien imaginé !
J'ai lu l'édition livre de poche avec son illustration par Manchu assez conforme à l'idée à ce qui est décrit dans le roman je trouve. Et les résidents… on dirait les Sims !