Selon mes sources, car j'ignorais l'expression jusqu'à ce que je la découvrisse chez
Simenon, le "coup de lune" serait comparable, sous les latitudes équatoriales, à ce que nous nommons ici "coup de blues", aggravé cependant par la tendance à la boisson qui caractérise le comportement des Blancs en Afrique et en Extrême-Orient ainsi que par les attaques éventuelles de maladies telles que la dengue, par exemple. Un "coup de lune" peut donc se révéler très grave pour ceux qui en sont atteint, d'autant que, paraît-il, il vous tombe dessus sans prévenir, avec une brutalité qui vous met hors service pour pas mal de temps - si ce n'est pour le reste de votre existence.
Ce "coup de lune" en tous cas n'a pas manqué sa cible en choisissant le héros du roman, Joseph Timar, jeune homme de bonne famille (néanmoins appauvrie) mais ayant conservé d'excellentes relations, comme cet oncle qui, bientôt, deviendra sénateur. C'est d'ailleurs celui-ci qui lui a procuré un poste au Gabon, alors colonie française, dans une société nommée la Sacova. Tout frétillant et des étoiles plein les yeux et la cervelle, notre jeune homme qui, en plus, n'est pas mal de sa personne, a fait directo ses bagages pour Libreville où il va se retrouver complètement à la masse bien avant, il faut le souligner, d'avoir subi l'assaut de la terrible Hécate.
S'il nous dresse un tableau saisissant de l'Afrique coloniale française, des moeurs des Noirs comme celles des Blancs (il faut distinguer en effet les Noirs des villes de ceux qui vivent en forêt et sont demeurés plus "nature"), tout cela sur fond de paysages faussement urbanisés (à Libreville) et tout bonnement inquiétants mais merveilleux pour la brousse, le but premier de
Simenon est bien sûr d'aspirer son lecteur au plus profond de l'abîme tapi en Timar, qu'il ignorait jusque là mais que va faire s'ouvrir, de plus en plus béant, le drame qui se joue au coeur du bar-hôtel tenu par Eugène et Adèle Renaud, lesquels ont déjà quinze ans de Gabon derrière eux ...
... ainsi qu'un passé agité puisque, dans sa jeunesse et en métropole, Adèle a "travaillé" pour le bénéfice d'Eugène, qui était son souteneur avant de devenir son mari. le couple a déjà fait une première fortune dans les coupes de bois du Gabon, fortune qu'il a claquée de concert en quelques mois dès son retour en France. Philosophes et jouisseurs, ils ont ensuite repris le chemin de l'Afrique et se sont remis au travail. de son passé de prostituée, Adèle a conservé l'habitude de coucher avec les uns et
les autres, mais surtout avec les notables du coin : procureur, commissaire de police, gouverneur. de temps à autre, elle s'offre, et c'est bien naturel, un petit plaisir. Et c'est ainsi qu'elle se permet une fantaisie avec Timar, le lendemain-même de son arrivée. (Reconnaissons cependant que le jeune homme lui force un peu
la main, si vous voyez ce que je veux dire ... )
Adèle, sa chair encore jeune et plaisante, son impassibilité apparente, son air supérieurement blasé de femme qui en en a trop vu, tout cela va se muer, pour Timar, en une véritable obsession. Il aime Adèle sans parvenir à analyser ses sentiments, il ne peut détacher d'elle son regard lors de cette fête où Thomas, l'un des boys noirs, est assassiné par balle, il la soupçonne, il la soutient, il la console lors de la mort prématurée d'Eugène, enlevé par une hématurie galopante et puis, tout naturellement, il prend la place du mari dans le lit et dans le bar. le pire, c'est que, en même temps, il hait aussi Adèle et la méprise.
La population locale blanche s'amuse plus ou moins de la situation - on peut penser qu'il en est de même pour les Noirs que
Simenon nous décrit pourvus d'un sens indéniable de l'humour - mais s'en inquiète aussi. Car c'est Adèle qui, parce qu'il la faisait chanter, a abattu Thomas. Cela, tout le monde le sait ou le soupçonne. Mais les autorités répugnent à accuser une femme avec qui elles ont pris régulièrement leur plaisir, la classe moyenne, comme celle des coupeurs de bois, estime énormément le caractère bien trempé d'Adèle - quant aux Noirs, ma foi, s'ils savent quelque chose - et tout se sait dans de si petites communautés - ils préfèrent détourner les yeux, à l'exception compréhensible de la famille du boy assassiné qui, elle, exige réparation.
Une affaire bien embarrassante ... Heureusement, Adèle, qui est loin d'être une sotte, liquide son bar-hôtel pour acheter une concession de bois précieux que l'oncle de Timar leur a permis d'obtenir sans trop de problèmes et ils prennent la route. C'est là que le jeune homme, devenu en quelques mois un parfait alcoolique comme la majeure partie des Blancs qui l'entourent, subit sa première "crise" de dengue - c'est là que le "coup de lune" s'abat sur lui ...
Que les âmes sensibles ne s'inquiètent pas trop pour Timar : celui-ci rentrera sain et sauf en France mais complètement démoli par une Afrique, des colons et des Noirs qu'il n'est pas parvenu à comprendre et qui ont, en conséquence, été dans l'impossibilité de l'intégrer. Si ni Adèle, ni ses amis et bien entendu pas un seul Noir, sauf le boy de service pour les bagages, ne l'ont accompagné sur le quai de Libreville où l'attendait un paquebot en route vers la métropole, le "coup de lune", lui, n'a pas eu de ces délicatesses : il a embarqué avec Joseph Timar, et se prélasse sur le pont-promenade en attendant de faire de même du côté de la Charente. Timar, assurément, qu'il épouse ou non sa cousine Blanche, de Cognac, et qu'il mène désormais - ou refuse de mener - la vie tranquille que l'on coule en province, Timar en a pour toute sa vie avec son "coup de lune." Ses ressorts sont brisés, il a laissé en Afrique une bonne partie de sa raison aux bénéfices d'un état paranoïaque qui le fait maintenant se parler tout seul, ou alors ricaner sinistrement, tandis que les passagers le considèrent avec, au choix, tristesse, affolement ou ironie mauvaise.
L'Afrique a "eu" Joseph Timar. Mais que les chantres de l'anti-colonialisme actuel ne triomphent pas trop vite Merci ;o) : quand j'écris l'Afrique, je veux dire que, à Libreville, ils s'y sont tous mis pour le faire trébucher, Blancs, Noirs, colons et colonisés, tout le monde était d'accord. Timar était trop différent : il n'était fait ni pour le pays, ni pour le continent, ni pour tous ces gens-là qui, eux, "savent", les uns parce qu'ils sont nés là-bas,
les autres parce qu'ils ont fini par apprendre. Mauvais, très mauvais élève, Joseph Timar n'a rien voulu savoir et on l'a mis à
la porte, avec ce "coup de lune" qui le rendait bien trop dangereux pour l'avenir de tous.
Mais, entre nous, un "coup de lune", ça vaut mieux qu'une balle de revolver, pas vrai ? ...
Un roman lucide, cynique, ironique, qui ne fait la part belle à personne.
Simenon dénonce sans complaisance le comportement des Blancs mais, en parallèle, démontre qu'une conscience peut toujours s'acheter, même si elle vibre sous une peau noire. Ce n'est pas le colonialisme le responsable : c'est humain, voilà tout.
Simenon ne donne pas de leçon - il a horreur de ça : il établit un constat. Désabusé, soit et qui ne plaira pas à tout le monde, mais d'un réalisme redoutable. ;o)