En 1958,
Josef Skvorecky avait suscité un véritable scandale avec son 1er roman «
Les Lâches ».
En 1963, avec «
La Légende d'Emöke », il récidivait !
Et il est bon de rappeler le contexte de l'époque…
En avril 1963, en Tchécoslovaquie, le 3e Congrès des Ecrivains voit la réhabilitation d'écrivains interdits. de nombreux intellectuels tchèques (dont J. Skvorecky) vont sortir de la semi-torpeur dans laquelle ils étaient plongés depuis les années 1950 (période des purges staliniennes).
Grâce à la déstalinisation entamée par N. Kroutchev, on assistait à un « dégel » avec le camp occidental, et en Tchécoslovaquie s'affirmait une sorte de Renaissance littéraire.
La forme favorite de cette littérature de l'époque était la nouvelle ou le récit court, et «
La légende d'Emöke » est fait partie.
Historiquement, la Bohème (où se passe l'action) avait connu une période héroïco-patriotique bourgeoise (et idéaliste des héros), et puis au moment où le narrateur s'exprime, une période marxiste mal comprise.
Dans ce contexte, ce court récit met en scène 3 personnages principaux.
Un instituteur, le narrateur (le récit est écrit à la 1re personne), et une jeune femme, du nom d'Emöke.
Le personnage de l'instituteur est tout ce que déteste J. Skvorecky.
Il est le « petit-bourgeois » personnifié, bassement matérialiste, et sans morale, un grossier personnage. C'est un « parasite », un « sous-homme », « qui vivait selon la loi des souris et des tatous », « tatou qui copule », « ce type qui n'était pas un homme, mais une simple énumération de coïts » !
Une caricature violente, pamphlétaire à souhait !
Mais cet instituteur n'est pas le personnage principal.
Le héros de ce récit est le narrateur : trente ans, jeune célibataire intellectuel pragois cultivé, et solitaire parce qu'il en éprouve le besoin. le désir qu'il ressent d'un monde meilleur et différent, se perd dans la grisaille du quotidien. Il refuse de s'engager dans un quelconque combat.
Sans caractère, il est dans l'incapacité de se dépasser soi-même. Il n'attend déjà plus rien de la vie.
Il est désabusé.
C'est un héros « non héroïque » !
Quant à Emöke, c'est une jeune et jolie institutrice, hongroise, sensiblement du même âge que le narrateur. Elle est veuve et a une fille. Elle était mariée à un homme riche, brutal et violent, bien plus âgé qu'elle. C'était pour venir en aide à ses vieux parents (qui étaient dans les difficultés), qu'elle s'était mariée avec cet homme. Elle avait beaucoup souffert de ce mariage.
Pendant qu'elle était mariée, elle avait rencontré un homme très pieux, qui lui avait prêté des livres sur la découverte de Dieu. Elle avait alors compris que le but final de l'Homme était de parvenir à « se confondre en Dieu, jusqu'à dissoudre son propre moi ».
Emöke apparaît comme étant une femme très chaste, mais aussi noyée dans des superstitions mystiques et démoniaques qui datent du Moyen-Age !
En fait, dans les sciences occultes, elle cherche un remède à l'échec de sa vie !
Ces trois personnages se retrouvent avec d'autres, dans une maison de vacances où ils vont passer ensemble une quinzaine de jours.
Le narrateur ressent une attirance physique pour Emöke. Une idylle naît.
Mais les jours passent, et il trouve qu'Emöke est pleine de contradictions. Parfois elle est gaie (joue au piano, chante, danse…) et à d'autres moments elle est comme recluse. Pourtant, elle est jeune et jolie, pourrait se remarier, mais elle ne le veut plus. Pour elle, « dans la vie, il y a des buts plus nobles », elle, qui veut accéder à une perfection spirituelle.
Ses penchants pour la spiritualité et la chasteté, dérangent le narrateur.
Il ne se sent pas la force, ni le courage d'aller plus loin dans son idylle avec elle.
Il préfère se dire que ce n'est qu'une aventure de vacances.
Les autres personnages qui interviennent dans ce récit, sont caricaturés par l'auteur, davantage pour leur psychisme que pour leur physique.
Il y a notamment : le responsable aux activités culturelles, qui est vulgaire, ivrogne, inculte, un incapable qui tient des discours tout ce qu'il y a de plus superficiels ; un couple de commerçants, petits-bourgeois, bedonnants et « aux pensées sclérosées » ; un dandy, homme indéfinissable et taciturne, … (liste non exhaustive)
Vers la fin du récit, Il y a toute une partie qui est consacrée à un jeu de société, qui a été initié par le responsable aux activités culturelles. Dans ce jeu de devinettes, se découvrent les vrais caractères des personnages, et notamment celui de l'instituteur, qui se dévoile être très bête et dont tout le monde se moque !
A noter que la forme de l'écriture de ce court récit est d'une grande originalité ! Et j'avoue qu'on peut être dérouté par la longueur de certaines phrases, qui comportent très peu de ponctuations. Parfois, une seule phrase s'étale sur 2 à 3 pages !
Néanmoins, ce procédé d'écriture dense et intense, permet de mieux impressionner, d'insister, de davantage affirmer, de marteler littéralement le récit.
Josef Skvorecky avait traduit des romans de
W. Faulkner, et l'apport de cette littérature moderne a enrichi son écriture.
Josef Skvorecky montre les choses telles qu'elles sont dans son pays en ces années 1960, où il vit et écrit. Il dénonce le mensonge et l'hypocrisie. Il manifeste une inquiétude morale.
Il porte un regard mélancolique, lucide et ironique.
Et j'ai eu envie d'écrire ces quelques vers libres de mon ressenti de lecture de cette « Légende » (avant d'en arriver à la conclusion de ma critique) :
Les souvenirs s'évanouissent,
Ils ne résistent pas à l'épreuve du temps,
Le vide s'installe,
La passation cesse et se casse,
Le souvenir s'efface.
Mais une note d'espoir,
Rejaillit du vide.
Pour conclure, il y a Emöke, la vraie, l'épanouie, et l'idée que l'on peut se faire d'Emöke, c'est « La Légende ».
Ce fut pour moi l'expérience intéressante d'une lecture atypique, intense et baroque, d'un récit dont la préoccupation éthique et le souci de l'écriture sont les traits marquants.
Merci à 5Arabella de m'avoir conseillé cet ouvrage !