«
Lumière d'été, puis vient la nuit »
Jon Kalman Stefansson (Folio 300P)
Voilà un magnifique roman, un livre intense et léger, un livre de bienveillance aux antipodes de la littérature feelgood que je ne goute guère, drôle et douloureux, mais pétri d'amour, d'amour de l'humanité, des gens, mais aussi d'amour de l'amour et du désir.
Il s'agit de huit nouvelles, des récits qui se déroulent dans un petit village sur la côte islandaise, une petite société où tout le monde se connait, où chacun est plus ou moins sous le regard des autres, où les liens d'amitié, d'amour et de jalousie se font, se défont ou perdurent au rythme marqué des saisons rigoureuses, comme si ce climat extrême exacerbait les sentiments et les attitudes. On retrouve d'une nouvelle à l'autre certains des personnages, et on suit ainsi des fils de vie sur des années, voire des décennies.
Tout est raconté du point de vue d'un narrateur collectif, qui parle dans un ‘Nous' bien pluriel qui doit représenter le village en lui-même. Ce ‘Nous' regarde ses concitoyens avec distance, ironie, indulgence, générosité, et lucidité. Il interpelle parfois directement le lecteur, ce qui installe une certaine complicité. Et d'ailleurs, les récits ont le ton de la confidence, de l'oralité, l'écriture est simple au meilleur sens du mot, sans sophistication, mais avec une élégance de conteur, joyeuse et colorée.
On voit un homme, engoncé dans sa solitude, passer des heures à tenter d'écrire une simple carte postale à celle qu'il craint si fort d'aimer, et dont il se force à penser, contre l'évidence, qu'elle ne peut pas l'aimer lui.
On lit une délicieuse scène d'amour, évoquée plus que vraiment décrite, mais qui se déroule sur une grande carte du monde collée sur le sol (« Pour sa part, elle se trouve sur les montagnes d'une altitude de deux mille cinq cents mètres, situées au sud du Pérou » …)
On croise des personnages hauts en couleurs, en particulier des femmes de caractère, ce qui conduit parfois au meilleur, parfois à de violentes réactions.
On trouve, disséminées ici et là, quelques incises qui m'ont touché sur le politique (petit florilège : « L'Alliance (la coopérative du village NDR) était aussi vermoulue de l'intérieur que le sont aujourd'hui les Etats-Unis, le vent qui souffle avec insistance de l'ouest répand d'ailleurs sur l'océan une forte odeur de moisi. » / « Il a toujours été facile de gouverner les immobiles. » / « Des millions, et même des dizaines de millions de gens sont persuadés que les quinquagénaires américains blancs sont une bénédiction pour les nations de ce monde, - des hommes conservateurs, bornés et belliqueux, aveugles à la fibre délicate qui constitue la vie, dangereux pour l'équilibre fragile de notre planète. Or, au lieu de les combattre, nous les encensons. » / « Si elle vivait aujourd'hui, Tekla (une héroïne mythique NDR) s'engagerait peut-être en politique et s'emploierait à changer le monde, pour peu que le pouvoir ne la transforme pas trop vite, il n'a pas son pareil, il chante des berceuses aux plus ardents idéalistes et les mets à sa botte. »).
Parfois, ce sont des écarts plus philosophiques sur le temps qui passe et la modernité, la vitesse toujours plus exigeante de la société, qui nous fait passer à côté de l'essentiel.
Et puis J.K. Stefansson n'est pas que romancier il est aussi poète, et son livre est marqué de ces nombreuses mais discrètes figures de style qui rendent la lecture si agréable (« le soleil répand son sang à la surface de l'océan. » / « Agusta et le bureau de poste sont aussi indissociables l'une de l'autre qu'un bras d'une manche. » / « Un ragot à mordiller. » / « La solitude, cet oiseau qui nous entame constamment le coeur. » / « Quand le soir est posé sur les vitres, on trinque avec la nuit. » / « Quand ils se tenaient côte à côte, ils ressemblaient à un 10. »)
Et même si son approche du désir ressemble parfois à un joli conte pour adultes (et quand le désir est là, qu'il est impérieux), sur d'autres aspects il n'y a pas de naïveté, il nous décrit avec une solidaire lucidité par exemple le poids de l'alcoolisme. Et jalousie, rancoeurs, sont aussi au programme.
C'est un roman superbement écrit, très fort sans avoir l'air d'y toucher, un très beau plaisir de lecture et une leçon d'écriture aussi, qui me rendent avide de découvrir d'autres textes de Stefansson.