Un très beau titre.
Mais qu'en est-il du roman ?
Ça commence très fort : le narrateur se retrouve dans une église, entourée de moutons et de sternes, il ne sait pas s'il rêve. Au fond de l'église, quelqu'un. Un pasteur défroqué-chauffeur de bus. Dehors, dans le cimetière, une femme.
L'homme (qui semble avoir perdu la mémoire) et la femme (qui manifestement a connu cet homme) boivent un verre de vin sur une tombe sur laquelle est écrit cette phrase « Ton souvenir est lumière et ton absence est ténèbres » Juste à côté, une autre tombe en forme de rocher sur lequel est écrit une phrase de Kierkegaard. « L'éternel oubli guette ta mémoire. Où trouver dans ce cas une consolation ? »
Diantre, on va voler très haut. Mais va-t-on tout comprendre ?
Je pourrai faire, dès à présent un catalogue des habitants du fjord (oui, j'ai oublié de dire qu'on était en Islande, loin de Reykjavik) il y a des fermes avec des familles dessus, tout le monde s'entend bien, ils font des fêtes ensemble. On est en 2020, juste après le confinement, on parle beaucoup de musiques (des seventies à nos jours ou presque) ces fermiers sont aussi docteurs en philosophie ou littérature, ils sont trilingues, tous (et surtout) les vieux ont une « très grande soif de connaissance », ce ne sont pas les péquenots qu'on dit, et cette grande soif de connaissance est un personnage important.
Le vif du sujet c'est l'amour. La mort aussi bien sûr. Parce qu'on va plonger dans l'histoire d'au moins quatre générations et qu'il y aura des morts, naturellement.
« Les défunts perdent-ils leurs noms si nous ne racontons pas leur histoire ? »
Le vif du sujet commence à la page 197. Il fallait bien tout ce temps-là pour y plonger. Et pour relire le début. Mais c'est une vraie jouissance de relire un livre, en tous cas un livre comme celui-ci, car on comprend tout ce qui avait été obscur. Je peux maintenant faire rentrer les noms dans les cases.
On retrouve ce fameux pasteur défroqué-chauffeur de bus-cuisinier qui prend toute son importance, c'est lui qui est le maître du temps et de l'espace. C'est le passeur, une espèce de Faust.
C'est lui qui nous raconte l'histoire de Petur et de Gudridur. Et ça devient passionnant. Petur et Gudridur vivent au temps de
Zola et de l'affaire Dreyfus. (1898). Ils discutent de tout ça, de Stuart Mill aussi, de l'assujettissement des femmes… Ils ont une grande soif de connaissance.
A travers les siècles, le sujet c'est toujours l'amour. "L'amour n'est pas un chien qui obéit". L'amour accompli, mais aussi l'amour blessé, l'amour tué dans l'oeuf par le devoir. « Personne n'a le droit d'assassiner l'amour. » Il y a quelque chose de désespéré dans la récurrence des histoires d'amour raté dans chaque génération.
La chronologie est éclatée, les années, les siècles se télescopent, il n'y a pas de linéarité, l'auteur (ou le passeur) pioche dans le sac de billes et en sort une de temps en temps, peu importe la bille, ce sont toutes les mêmes, des personnes qui aiment, qui pensent, qui meurent.
Le style est original, avec des redites, des répétitions volontaires, presque des leitmotivs repris dans les inserts, les titres, sous forme d'aphorismes, de maximes, de petites morales, de clins d'oeil.
Ce livre est très déroutant. On a l'impression d'être sur un échafaudage branlant. Les histoires s'imbriquent d'une manière aléatoire, ça commence par une belle histoire d'amour improbable (laquelle donne son titre au livre), puis on abandonne ce couple pour sauter les siècles et les espaces.
Mais, paradoxalement, on s'accroche, ou on s'attache. J'aime ce pasteur fou qui écrit des lettres enflammées à
Hölderlin. Et à propos d'
Hölderlin, j'aime la culture melting pot de Jon Kalman.
J'aime l'atmosphère du roman. Ces terres sauvages où seuls les moutons prospèrent.
Ah j'oubliais, il y a quand même beaucoup d'humour…
En revanche, il m'a semblé qu'il y a des digressions pesantes, des personnages secondaires superflus qui alourdissent un peu plus le récit déjà compliqué. Je n'ai pas bien cerné le personnage d'Errikur, pourtant central dans le récit, ses tribulations auraient mérité d'être raccourcies, je ne le sens pas. Mais il est vrai que le sujet était le poids de la généalogie dans l'histoire individuelle. En ce sens, on a bien compris. Et malgré ces lourdeurs assez légères, ce livre me reste dans la tête, comme ces musiques de nos vingt ans perdus.