critique Telerama (15/05/2010)
Maravan est un homme discret. Réservé par tempérament. D'autant plus contraint à la modestie qu'il est, en Suis-se où il habite, en ce printemps 2008 où l'on fait sa connaissance, un demandeur d'asile au statut précaire. Dans la cuisine du grand restaurant à l'aura déclinante, Chez Huwyler, où il officie en guise d'homme à tout faire, que sait-on vraiment des talents de cuisinier de Maravan ? le seul vrai mérite qui lui soit reconnu, c'est peut-être sa virtuosité à manier le couteau - trancher, hacher menu. Et l'élégance de ses gestes lorsqu'il remplit le lave-vaisselle. Hors du restaurant, Maravan est un solitaire, qui cultive malgré lui la nostalgie du passé. Sa famille, membre de la communauté tamoule, est demeurée au Sri Lanka. C'est là-bas que, tout enfant, auprès d'une vieille femme, Maravan a grandi, « entre les poêles et les casseroles, les épices et les fines herbes, les légumes et les fruits. Il aidait à laver le riz, à trier les lentilles, à râper la noix de coco, à effeuiller la coriandre. Dès l'âge de trois ans, on le laissait, sous surveillance, couper les tomates en cubes et hacher les oignons avec un couteau tranchant ». Plus tard, c'est en Inde qu'il s'est initié aux secrets de la cuisine ayurvédique, notamment à ses sortilèges aphrodisiaques - on y reviendra...
Regardée à travers les yeux de Maravan - autrement dit à travers ceux du brillant romancier suisse
Martin Suter, qui a construit autour de lui ce roman truculent et caustique -, la Suisse est une nation bien égoïste, dont la crise économique mondiale ne fait qu'encourager les tendances naturelles mesquines et vaguement racistes. Un « petit pays alpin » cherchant à se protéger des dangers alentour en se recroquevillant, tel un escargot peureux, au fond de sa coquille. le personnage marginal et en retrait de Maravan constitue, pour
Martin Suter, toujours pertinent dans la satire sociale, une sorte de poste d'observation idéal. Mais le romancier le précipite bientôt au coeur de l'intrigue en en faisant la victime d'un injuste licenciement pour faute. Accident de parcours qui va constituer, pour le jeune homme, une aubaine. Sous l'impulsion de l'entreprenante Andrea, une ancienne serveuse du restaurant Chez Huwyler, voilà Maravan poussé à mettre en pratique ses talents de cuisinier ayurvédique, au service d'une petite entreprise s'annonçant florissante : Love Food - cuisine aphrodisiaque, pourquoi pas thérapeutique, à usage des couples en difficulté.
La tournure romanesque que
Martin Suter donne au destin de Maravan lui ouvre une large palette de registres et de tons. Tableau social d'une société occidentale en crise et sur la défensive,
le Cuisinier s'offre aussi à lire comme un roman d'apprentissage teinté de mélancolie, mais encore comme une fable à portée morale dont l'art culinaire, tout de précision et de sensualité, serait le motif métaphorique central. Et même, pourquoi pas, ultimement, comme un thriller géopolitique ? C'est dans l'ouverture à cette richesse d'interprétations que réside l'art de l'habile
Martin Suter (né en 1948), auteur au talent protéiforme dont le succès international, surgi dès son premier roman - le très beau
Small World -, ne s'est depuis lors pas démenti.
Lien :
http://www.telerama.fr/livre..