Ce tome est le quatrième de la série, après (1)
Grandville en 2009, (2)
Grandville Mon Amour en 2010, et (3) Bete Noire en 2012. Il est initialement paru en 2014, toujours réalisé par le même auteur :
Bryan Talbot qui s'occupe du scénario, des dessins et de la mise en couleurs (cette dernière avec l'aide d'Angus McKie, Jordan Smith et Alwyn Talbot). Il vaut mieux avoir lu les tomes précédents pour comprendre les enjeux des différents personnages.
Le prologue de 6 pages montre le suicide collectif d'une secte dont le gourou (une licorne anthropomorphe) reste en vie. Il indique à ses 2 acolytes qu'il a choisi de se rendre à
Grandville pour ses prochaines conversions.
20 mois plus tard, à l'approche de Noël, Roderick Ratzi rend visite à son ami Archibald Lebrock. Madame Hannah Doyle vient servir le thé. Lebrock constate qu'elle est en émoi. Elle lui explique que Bunty Spall (sa nièce, la fille de sa soeur) a disparu depuis 3 jours. Lebrock se rend à Brighton pour entamer son enquête. En questionnant ses camarades de classe, il aperçoit un évangéliste de l'Église de Théologie Évolutionniste. Il arrive à le faire parler et ce dernier lui dit que les dernières recrues ont été envoyées à
Grandville.
À
Grandville, l'inspecteur détective Lebrock prend contact avec la professeure d'université Agatha Ursine pour en apprendre plus sur cette église, et Apollo (John Hope) son chef spirituel, ainsi qu'Elvis Yorkshire (un vieil homme qui l'a élevé) et Nicholas Gryphon (un politicien très ambitieux). Il va mener son enquête avec l'aide de Chance Lucas, un être humain.
Pour la quatrième fois,
Bryan Talbot invite le lecteur dans cette uchronie, où l'Angleterre a perdu la guerre face à Napoléon, et où la race dominante est composée d'animaux anthropomorphes dotés de conscience et d'intelligence, alors que l'humanité est une race asservie, de second ordre. Dès le prologue, le lecteur retrouve ces dessins riches et minutieux qui donnent corps à cet environnement particulier. le démarrage déconcerte un peu avec une page évoquant la mise en place d'un cordon de protection autour d'une enceinte barbelée, puis par ce rassemblement religieux funeste.
Comme dans les tomes précédents, les animaux anthropomorphes ne se distinguent d'humains normaux que par la forme de leur tête (empruntée à la race animale), et par leur nombre de doigts à la main (souvent 4, au lieu de 5). Pour le reste leur morphologie est essentiellement humaine. Chaque site est dessiné avec méticulosité, et un grand souci de l'authenticité, y compris pour la technologie d'anticipation.
Ainsi le lecteur éprouve la sensation de se trouver dans cette immense cour de ferme pendant la cérémonie, ou dans l'intérieur de l'appartement londonien de Lebrock (jusqu'au papier-peint), ou encore sur le front de mer à Brighton, dans la chambre d'Apollo (avec la très belle lampe de chevet, la petite commode, le pied de lit ouvragé, etc.), le magnifique hôtel particulier investi par l'Église de Théologie Évolutionniste à
Grandville, ou encore l'étrange cabine du funiculaire en forme de gondole.
Comme dans les tomes précédents,
Bryan Talbot insère, sans solution de continuité, des références discrètes à des éléments réels. Il peut s'agit d'un détail d'architecture comme la halle d'un marché couvert à l'architecture typiquement parisienne. Les lecteurs observateurs repéreront plusieurs tableaux classiques, retouchés pour substituer une tête d'animal aux figurants (en particulier une représentation de la Cène page 35).
Un lecteur français identifie immédiatement les clins d'oeil à la BD franco-belge. Il y a ces 2 agitateurs pour les droits des humains (page 22) avec leur moustache (Astérix et Obélix), et il y a Chance Lucas avec son patronyme curieux, et sa mèche trop longue. Son nom est un indice révélateur (une petite traduction en anglais permet de confirmer l'intuition du personnage original (et pour les plus dubitatifs, la remarque de Lebrock page 88 sur sa rapidité à dégainer permet de lever les derniers doutes).
Bryan Talbot raconte une histoire haletante de personnage à l'aura messianique capable d'envoûter les foules, un gourou au charisme irrésistible. le prologue ne laisse planer aucun doute quant à la position de Talbot : ce suicide collectif est une condamnation sans appel de l'influence néfaste des sectes. Par la suite, Lebrock dénonce toute forme de religion comme relevant de la supercherie.
L'intrigue réserve de nombreuses surprises, ainsi que de nombreuses scènes d'action spectaculaires, évitant les poncifs du genre pour proposer des séquences originales découlant entièrement des personnages. Talbot ne donne jamais l'impression d'utiliser une séquence générique prête à l'emploi. Il construit chaque scène en fonction de la personnalité des protagonistes et des spécificités du lieu.
Au fil des séquences, le lecteur profite avec plaisir du divertissement de l'intrigue, entre enquête policière et actions musclées. Il découvre également les différents thèmes développés au cours du récit : l'imposture des sectes, la recherche du profit personnel de leurs dirigeants (profit matériel, ou en nature, délire mégalomaniaque du prophète mythomane).
Étrangement Talbot ne se contente pas de focaliser son récit sur un thème principal. Il aborde également les violences conjugales, la révolte des minorités oppressées (avec les États-Unis comme terre de liberté), la religion comme outil de justification de la suprématie d'un peuple ou d'une ethnie sur les autres (en particulier l'instrumentalisation de la Bible comme outil idéologique justifiant de la prééminence de la race blanche), la montée de l'extrémisme politique aux dépends d'une ethnie ennemie ou menaçante (ici il s'agit des êtres humains), la manipulation des foules, les victimes du terrorisme, la bienpensance (la difficulté pour Lebrock de présenter son amie Billy qui est une prostituée).
Talbot s'amuse aussi à intégrer une métaphore très inattendue sur Angoulême, seul refuge en France où les visages plats (= les êtres humains) peuvent vivre sans crainte. Dans le contexte de la série, l'auteur veut montrer qu'Angoulême est la terre d'accueil bienveillante où les bandes dessinées sont reconnues comme une expression littéraire légitime.
Le récit se dévore d'une traite, grâce à une intrigue enlevée et consistante, et des dessins immersifs et soignés. Les personnages disposent chacun de leur propre motivation, et de leur propre objectif, les rendant tous différents, au-delà de leur apparence.
En fonction de ses attentes, le lecteur pourra trouver que ce récit présente une consistance importante du fait des nombreux thèmes évoqués, ou regretter qu'il se disperse dans trop de sujets. Toutefois,
Bryan Talbot dépasse à chaque fois les lieux communs pour mettre en avant un point de vue qu'il sait transcrire avec conviction en une ou deux séquences. En outre cette dispersion n'est qu'apparence puisque tous ces sujets participent à la chose publique, et aux liens entre la politique et la foi (ou au moins les fortes convictions raisonnées ou non), sauf peut-être la légitimité de la bande dessinée.