Comment ne pas être bouleversé par un tel ouvrage ?
Je crois que c'est ce qui m'émeut le plus : les correspondances en temps de guerre. C'est un véritable défi au temps, c'est tellement beau et poignant que ça en devient douloureux.
Françoise Thill-Million a fait une découverte exceptionnelle le jour où elle est tombée sur de vieilles photos et lettres appartenant à ses grands-parents. Impossible de garder cette poussière d'or pour elle : elle a choisi de partager cette histoire d'amour puissante, drôle parfois et déterminée.
Tout d'abord j'ai été frappée par la beauté du livre dès que je l'ai eu dans les mains : c'est un très bel ouvrage, de très grande qualité, aux pages épaisses et à la mise en page soignée. le livre est également enrichi de nombreux documents et photos réunis en un petit carnet dans les pages centrales. Et poser des visages sur les noms renforce la proximité et rend la lecture d'autant plus saisissante et réelle.
Nous suivons donc la séparation du couple lorsque Pierre intègre le 106e régiment d'infanterie, celui du grand
Maurice Genevoix, auteur du célèbre ouvrage «
Ceux de 14. » Dans les premiers courriers le couple se vouvoie – ce que j'ai trouvé adorable – et puis très vite une intimité plus subtile s'installe. Mais Jeanne n'est pas la seule destinataire des lettres du soldat : Pierre écrit également à sa mère et à son frère, Jules.
Au départ, nous ne possédons pas les lettres de Jeanne, celles-ci ayant été perdues. Nous ne retrouvons sa prose que début juin 1915. Et, fait étrange, ses lettres dissonent avec les horreurs que vit Pierre sur le front. On retrouve d'ailleurs très souvent ce décalage étonnant entre les courriers de Jeanne et ceux de Pierre : elle se plaint d'un gros rhume, elle s'agace et s'impatiente quant à la date de leur futur mariage, tandis que Pierre, pataugeant dans sa tranchée, lui demande de bien se préserver et de faire comme il lui plaît. Fin janvier 1916, il écrit à son frère ce message bouleversant à la fin de sa lettre : "Nous commençons seulement à savoir faire la guerre."
Au fond, cette correspondance nous offre les deux principaux pans de la guerre : celui qui combat et celui qui attend. Et c'est ce qui rend cet ouvrage si riche. Grâce aux lettres de Pierre, nous en suivons le cours interminable, immergés à ses côtés dans les tranchées, planant au-dessus de lui dans les combats. Et près de Jeanne nous vivons cette partie plus lointaine, plus cachée, qu'impose la guerre : nous attendons, tourmentés, angoissés, mais solides tout de même car il faut bien continuer à vivre, même si la vie ne ressemble en rien à ce qu'elle était avant.
A son frère Jules, Pierre raconte la « boucherie » de Verdun, à Jeanne il évoque son quotidien difficile. Sans cesse il épargne sa petite femme de ce qu'il endure, de ce qu'il apprend aussi des combats qui se jouent plus ou moins loin des endroits où il se trouve. Jamais la lecture n'est lourde et pesante. Difficile, oui, c'est évident, douloureuse également, mais de beaux moments d'espoir et de calme nous permettent de respirer et – chose insolite – de sourire quelquefois. Un exemple cocasse : j'ai particulièrement adoré la lettre dans laquelle Pierre décrit le gargantuesque menu de son réveillon de fin 1914, ingurgité pendant 8h à 1 kilomètre à peine des lignes ennemies. Et puis, chose amusante : il leur arrive même de se disputer parfois dans leurs courriers.
Tour à tour nos amoureux sont adorables et touchants, savoureux et poignants. On sent une grande force chez Pierre comme chez Jeanne. On sent qu'ils se relèvent l'un l'autre, qu'ils s'épaulent, se consolent et se soutiennent, même à distance. Car si Pierre montre une incroyable capacité d'adaptation et un courage splendide, Jeanne n'est pas non plus un petit être fragile : c'est une femme volontaire, têtue, dotée d'un caractère très fort.
« La bonne étoile » revient souvent dans les courriers et fait référence à un épisode de la vie de Jeanne, avant la guerre, mettant en scène une certaine voyante… Je ne veux pas en raconter davantage parce que c'est aussi l'histoire d'un couple, l'histoire d'une vie entremêlée de moments de chagrin et de joie pure – un mariage, un enfant, puis le retour tant attendu… – mais ce qui m'a vraiment troublée, c'est l'ahurissante résistance de Pierre. Ayant lu plusieurs romans et témoignages sur ces quatre années d'horreur, je suis frappée par sa capacité à rebondir, à voir le minuscule rayon de lumière dans l'atrocité des nuits, et en cela je le trouve beau Pierre, héroïque vraiment. Oui, je crois que je peux dire qu'il m'émeut.
Bien sûr, ce livre ne se contente pas de reproduire les courriers de nos charmants amoureux. Parmi les lettres, on croise de temps en temps les commentaires et anecdotes de Jeanne elle-même, ayant finalement décidé de raconter son histoire à ses petits-enfants. de même, la petite-fille et auteur de l'ouvrage,
Françoise Thill-Million, fait le lien entre les courriers et nous raconte le cadre et le contexte, nous partage les « dessous » de certaines lettres, analyse, éclaircit, démêle les mots. C'est extrêmement habile et complet.
Au temps des sms, réseaux sociaux et autre langage incompréhensible et/ou parfois vulgaire, quel bonheur de retrouver la finesse du papier, la grâce d'une lettre écrite à la main. Se retrouver face à cette superbe écriture pleine de volutes et d'arabesques que j'aime tant admirer dans les lettres de ma propre grand-mère. Un moment hors du temps. Une lecture nécessaire. Un grand merci à Babelio et aux éditions
Pierre de Taillac pour cet ouvrage indispensable, à un prix extrêmement abordable au regard du magnifique travail d'édition réalisé.
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