En 1908, l'architecte
Adolf Loos énonça cette proposition devenue célèbre : « L'ornement est un crime ». Or cette profession de foi, appliquée depuis lors avec constance dans nos intérieurs contemporains aseptisés, aurait profondément choqué les hommes du XVIIIe siècle. Enivrés d'ornement, qu'ils recherchaient dans l'Asie la plus fantastique, ces derniers usèrent sans réserve de l'arabesque et de la chinoiserie. On pourrait conclure de la légèreté du siècle de Louis XV, épris d'exotisme anecdotique et frivole.
Isabelle Tillerot démontre avec rigueur et méthode que ce serait un contresens. Grâce à l'ornement, commanditaires et artistes refondèrent au contraire la notion de peinture, faisant entrer cet art dans une ère pas moins moderne que celle de l'architecture et du design du XXe siècle.
La sentence liminaire de cet essai, « tout tableau est un fragment », répond à la phrase de conclusion, qui le redéfinit joliment comme « une île », dans le décor opulent de la rocaille et de la chinoiserie. Entre ces deux propositions, l'auteur dévoile la place nouvelle de l'huile sur toile au tournant de 1700 : désormais subordonnée à son environnement, elle devient l'élément d'un tout qui conditionne sa forme. Car l'exemple oriental ne relève pas seulement d'un pittoresque de bon aloi, qui permettrait de reléguer les modèles anciens, notamment antiques. Il révèle aussi que les motifs peuvent être répétitifs et non uniques, fantaisistes et non naturalistes, continus et non bornés par un cadre. Mieux encore, les prototypes asiatiques, connus à travers les tissus, les porcelaines ou les laques de Chine, engagent les créateurs européens à penser de manière inouïe la représentation. Désormais, la surface entière des murs peut devenir un monde en soi, envahi d'animaux fabuleux et de personnages improbables, car non identifiables dans l'iconographie traditionnelle. Point de bordure dans ces panoramas enchevêtrés, qui s'articulent sans commencement ni fin, dissolvant à la fois la perspective occidentale et le support d'architecture. Si le tableau retrouve une place, ce ne peut être que comme dessus-de-porte ou complément d'un ensemble, qu'il développe en miroir. On comprend mieux de la sorte pourquoi
François Boucher peignit des dizaines de Vénus interchangeables, rehaussées de couleurs vives : au XVIIIe siècle, le sujet importait moins que les courbes sinueuses de la déesse, qui s'accordaient avec les volutes et les nuances de son alentour ornemental.
Cet ouvrage, qui explique clairement le passage du grand décor plafonnant de la fin du XVIIe siècle aux fantaisies murales du XVIIIe siècle, ne traite pas à proprement parler des références orientales dans l'art. Il est pourtant parfaitement renseigné à cet égard, comme le prouvent les nombreux exemples analysés : celui des hôtels de Soubise à Paris, du château d'Haroué en Lorraine ou de Charlottenburg à Berlin. On y rencontre Watteau, Bérain, Boucher, Jacques de Lajouë ou Jean
Pillement, qui n'apparaissent plus comme des amuseurs superficiels, mais comme de véritables réformateurs. C'est certainement un grand pas pour l'art du XVIIIe siècle, aujourd'hui trop lointain et souvent bien incompris.
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 550, novembre 2018