La vie réelle est une montagne de merde, de bassesse et de médiocrité, soit, nous en sommes bien d'accord. Mais nous sommes obligés de piétiner là-dedans, mon ami.
Les gens disent qu'ils ont le diable dans la maison. Ici, c'est comme partout, il y a beaucoup de têtes creuses qui ont vite fait de se remplir de n'importe quoi, si possible du pire. C'est ce que tout le monde préfère, le pire. On s'ennuie tellement.
Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas parler, c’est qu’ils n’aiment pas répondre. Ce n’est pas la même chose...
Non il y a beaucoup de choses qu’il ne sait pas. Il ne sait pas trouver une femme, mais il a une nouvelle amie depuis deux mois, c’est un événement exceptionnel. Il ne sait pas trouver l’eau mais il repère très bien le vin blanc, il ne sait pas contraindre ses peurs ni oublier la masse de ses questions, qui s’accumulent en un tas effarant qu’il parcourt sans relâche comme un rongeur son terrier. Il ne sait pas courir, il ne sait pas regarder la pluie tomber, ni le fleuve couler, il ne sait pas négliger les soucis de la vie, et pire, il les crée par avance pour qu’ils ne le surprennent pas. Mais il sait tout ce qui n’est pas à première vue utile. Toutes les bibliothèques du monde sont entrées dans la tête de Danglard, et il reste encore beaucoup de place. C’est quelque chose de colossal, d’inouï, c’est quelque chose que je ne peux pas te décrire. (pp.40-41)
- Comment aura-t-elle l’autorisation d’accéder au véhicule ?
- Elle ne l’aura pas. Troisième preuve, Danglard. Le chien, le sucre.
- L’histoire de votre Léo.
- Je parle de l’autre chien, de l’autre sucre. Nous traversons une période infestée de sucres, commandant. Certaines années, ce sont des nuées de coccinelles qui s’abattent au sol, et d’autres fois, ce sont des sucres.
Adamsberg chercha les messages de Retancourt concernant la femme de chambre brusquement congédiée et les fit lire au commandant.
- Je ne saisis pas, dit Danglard.
- C’est parce que vous êtes passé sous un train.
- Comment ça se présente ? De quoi s'agit-il ?
- Il y a eu un meurtre - un homme - et une tentative de meurtre sur une vieille femme. On ne pense pas qu'elle survivra. Trois autres morts sont encore annoncées.
- Annoncées ?
- Oui. Parce que les crimes sont directement liés à une sorte de cohorte puante, une très vieille histoire.
- Une cohorte de quoi ?
- De morts en armes. Elle traîne dans le coin depuis les siècles des siècles, et elle emporte avec elle les vivants coupables.
- Parfait, dit Noël, elle fait notre boulot en quelque sorte.
- Un peu plus car elle les tue. Danglard, expliquez leur rapidement ce qu'est l'Armée Furieuse.
On ne savait jamais pourquoi Retancourt prenait selon les jours une mine âpre ou aimable, on ne demandait pas. Même souriante, l'allure de la grosses femme avait toujours quelque chose de rugueux et de légèrement impressionnant, qui dissuadait de faire des confidences ou de poser des questions légères. Pas plus qu'on aurait donné une tape amicale - irrespectueuse au fond - sur le tronc d'un séquoia millénaire. Quelle que fût sa mine, Retancourt forçait la déférence, parfois la dévotion.
Chez Danglard, authentique athée dénué de mysticisme, la superstition pouvait malgré tout se frayer des chemins assez larges en empruntant ceux , toujours béants,de ses pensées anxieuses.
- Et Veyrenc ? Il hésite lui aussi ?
- Veyrenc est décidé depuis longtemps. Flic ou enseignant, que feriez-vous ? L'enseignement est une vertu qui aigrit. Le flicage est un vice qui enorgueillit. Et comme il est plus facile d'abandonner une vertu qu'un vice, il n'a pas le choix.
Dans l'auberge, Danglard, manches relevées, était en train de cuisiner en discourant, sous le regard attentif de Zerk.
- C'est très rare, disait Danglard, que le petit doigt de pied soit réussi. Il est généralement contrefait, tordu, recroquevillé, sans parler de l'ongle, qui est très amoindri. A présent que ça a doré sur une face, tu peux retourner les morceaux.
Adamsberg s'appuya au chambranle de la porte et regarda son fils exécuter les consignes du commandant.
- C'est les chaussures qui font cela ? demandait Zerk.
- C'est l'évolution. L'homme marche moins, le dernier doigt s'atrophie, il est en voie de disparition. Un jour, dans quelques centaines de milliers d'années, il n'en restera qu'un fragment d'ongle attaché au côté de notre pied. Comme chez le cheval. Les chaussures n'arrangent rien, bien sûr.
- C'est la même chose que nos dents de sagesse. Elles n'ont plus de place pour pousser.
- C'est cela. Le petit doigt est un peu la dent de sagesse du pied, si tu veux.
- Ou la dent de sagesse est le petit doigt de la bouche.
- Oui mais dit comme cela, on comprend moins bien.
Adamsberg entra, se servit une tasse de café.
- Comment était-ce ? demanda Danglard.
- Elle m'a irradié.
- Des ondes néfastes ?
- Non, dorées. Elle est un peu trop grosse, elle a les dents en avant, mais elle m'a irradié.
- Dangereux, commenta Danglard d'une voix désapprobatrice.
- Je ne pense pas vous avoir jamais parlé de ce kouglof au miel que j'ai mangé enfant chez une tante. Mais c'est cela, en un mètre soixante-cinq de hauteur.
- Souvenez-vous que cette Vendermot est une cinglée morbide.
- C'est possible. Elle ne le paraît pas. Elle est à la fois assurée et infantile, bavarde et prudente.
- Et si cela se trouve, ses doigts de pied sont laids.
- Amoindris, compléta Zerk.
- Cela m'est égal.