On débute tout doucement par un suicide : une vieille femme retrouvée noyée dans sa baignoire. On continue avec une seconde mort plus violente : un riche homme d'affaire campagnard la cervelle brûlée par sa propre arme à feu. le lien entre ces deux morts en apparence volontaires ? Un curieux symbole tracé près des cadavres et un voyage effectué en Islande une décennie plus tôt durant lequel les deux victimes se seraient brièvement côtoyées – voyage qui se serait terminé dans de tragiques et mystérieuses circonstances, mais chut ! N'en disons pas plus. Appelés à l'aide par un collègue un peu largué, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg et sa brigade se penchent sur l'affaire.
A ce stade du récit, la fidèle fan de Vargas que je suis est accrochée, mais pas encore tout à fait immergée. Bien sûr, je suis ravie de retrouver le nonchalant Adamsberg, sa douceur liquide, sa voix basse aux vertus narcotiques et ses dessins griffonnés dans les marges de ses carnets de flic. Ravie également de retrouver le commandant Danglard à la science infinie, ainsi que tous les membres de l'équipe gentiment désaxée du commissariat du 5e arrondissement : Veyrenc le versificateur pyrénéen, Retancourt le char d'assaut vivant et grande déesse vénérée de la brigade, Mordent l'amateur de contes de fées, le caractériel Noël… Je suis heureuse de jouir à nouveau du style subtil de
Fred Vargas, de son surréalisme léger et poétique, de son humour tendrement décalé. Mais j'attends encore l'événement qui fera décoller l'intrigue, le coup de pouce qui me permettra de larguer les amarres et de voguer sur les eaux dansantes de l'imaginaire vargasien. En clair, j'attends le moment où l'Histoire (celle avec un grand H) viendra percuter et magnifier tout ce sympathique fatras.
Car le principal attrait des romans de Vargas a toujours été, pour moi, l'habitude de la romancière – historienne à l'origine – de ressusciter dans ses intrigues nos peurs ancestrales, celles que la terreur superstitieuse et le poids des siècles ont gravées profondément dans l'imaginaire collectif : peur de la Grande Peste, des vampires, des loups-garous et autres mythes démoniaques surgis des tréfonds de l'Histoire. Des mythes effrayants, certes, mais auxquels la patine du temps a donné un côté curieusement séduisant. L'idée de la chaise électrique révulse, mais cesserons-nous jamais d'être fascinés par le couperet sanglant de la guillotine ? Et c'est bien la guillotine qui surgit soudain au détour d'une page ! Et avec elle l'ombre glaçante de la Terreur Révolutionnaire, les débats acharnés des Montagnards et des Girondins, la paranoïa et l'angoisse des exécutions de masse et, dominant le tout et tel « le reptile qui se raidit et se dresse », le spectre pâle et terrible de
Robespierre !
Comment ? Pourquoi ? Et quel est le fichu rapport avec l'Islande ? Te demandes-tu alors, ami lecteur. Je te laisse le plaisir de le découvrir, mais sache qu'à ce moment-là, moi, je plane. Je vogue, je me laisse porter en toute liberté par les courants secrets et mystérieux qui agitent chaque oeuvre de Vargas. Ça tourne, ça zigzague, ça louvoie, ça menace même de chavirer à certains instants, mais on s'en fiche puisque c'est ça qui est si bon. Jusqu'à la grande révélation finale, toujours un peu décevante dans son pragmatisme terre-à-terre, mais qu'importe, puisque c'est le voyage qui nous enchante et nous berce et pas sa destination.
Délicieux comme d'habitude !