« DOROTHÉE BIS »
De l'indigo au parme du madras à la terre d'ombre mes
beaux jouets équivoques glissent sur les moquettes, déli-
quescents à peine, las peut-être, un dahlia gigantesque à la
place de la clé remontoir. Le néon les colore les défigure
les magnifie (on pense à un défilé d'athlètes hagards à ces
nonnes perverses ou de tendre éphèbes décolorés). Les
voici ennuyés, sévères, détachés, les jambes gainées comme
des tiges de jonc, le visage ravagé. Ils ont aussi des seins
inachevés, doux aux lèvres fiers à la paume, des cuisses
entretenues comme un pont de navire et qui fuient comme
des tanches; Beaux objets Jouets voraces et nacrés Vous
voici tel le spectre solaire un sexe rouge entre les pommet-
tes, au nid du bras. Vos genoux étincellent. De quel
fond de teint de quel mirage vous enduisez-vous l'âme, vos
jupons couleurs chair, pour mieux nous faire tituber ?
Que fait-on de la montre des morts, des miroirs, des livres qu'ils aimèrent, de leur voix dont un écho traine encore dans la chambre. Que fait-on de leurs empreintes, de leur rire qui tient éveillé Et leurs larmes J'oubliais les larmes qui pourtant modelèrent leurs visages La montagne des malentendus, des regrets, de la comédie. C'était deux bons acteurs chacun connaissant la faiblesse de l'autre, du partenaire, et puis le voici disparu. Que faire Auprès de qui crier et réclamer son dû C'était journalier C'était trop quotidien on se brossait les dents l'un devant l'autre Il exagère ce mort qui regarde ma femme et ne la reconnaît plus, où est-tu jeune fille ? Où es-tu que je pose mon front sur ton épaule de jeune fille mon doigt sur tes lèvres de jeune fille. Atterrés, nous regardons un croque-mort pâle et digne placer la mentonnière à notre amour pas même assassiné.
« Et ne sachant pas vivre »
EN SORTANT D’UN HOTEL
j’ai froid J’ai peur Et ne sais plus prier
Autour de moi j’envie ces familles
Qui achètent des gâteaux
avec un joli nœud Le dimanche matin –
I
AU PETIT MATIN
On n’en guérissait pas des blessures anciennes
des plaies qui se rouvraient
sous les mains des petites
Tu es triste pourquoi es-tu si triste ?
et le jour s’annonçait sur notre désarroi
sur notre solitude
On se levait On se lavait
on pensait à sa vie dérisoire
à toutes nous demandions d’être un instant notre mère
de nous serrer
de chanter pour nous endormir
d’avoir un peu de pitié
et de nous abriter dans leur ventre
On avait du mal à se parer des coups
du souvenir, des aubes banales
où chacun repart, où l’on refait le lit
Nous voici moite Nous voici las
les larmes au bord des yeux
mais elles enferment leurs seins dans leurs cages blanches
et nous confient les clés
Elles ouvrent le transistor
et se refont les yeux – leurs fesses tiendraient dans un mouchoir –
puis on remonte la fermeture de leur robe
on leur dit que ce n’est pas cela la vie
qu’il y a autre chose
mais qu’on nous l’a volé
Alors pour nous faire taire
elles nous bâillonnent avec leurs lèvres moins nues
pourtant que la non espérance –
…
AVEC NOUGARO
Aux premiers accords de l’orgue électrique ses cuisses
jaillirent des draps comme d’un starting-bloc Sur le pré de
la moquette ses bas ressemblaient à deux vipères effrayées
tapis dans la cressonnière de sa jupe marquée encore des
fines cicatrices de ma hâte Huilée sa nuque tournait dans
ma main et nous fûmes bientôt privés d’air Elle refit sur-
face ses lèvres entre mes doigts Les caisses claires du lit
éclatèrent Ma bouche sur son cœur-sono, ses cheveux sou-
dés aux épaules elle cria, se plaignit, gémit et ronronna.
Alors ils attaquèrent le blues en si-bemol.
parmi les écorchés
le corps de celles et ceux
qui - autrefois
hier sûrement
m'ont
(quel mot!)
aimé
avance et roule le sang trouble
de la mémoire malade
et cela cogne le long de mes doigts
derrière le crâne
le crâne qui n'en peut plus
le crâne-bastion qui fait face aux souvenirs
et cela cogne le long de mes doigts
derrière le crâne
pour contenir
tant et tant
donc c'est là qu'avance et roule
le sang trouble Je
n'en puis plus
de me souvenir
donnez-moi de la bête !