Dans la bibliographie de
Jules Verne, «
le Sphinx des glaces » tient une place à part, du fait même de sa nature : il s'agit, comme souvent chez notre auteur d'un récit de fiction, roman d'aventure axé sur le voyage. Mais ce récit part d'un postulat où les personnages prennent pour réel un autre récit lui aussi fictionnel, écrit par un autre auteur (« Les
Aventures d'Arthur Gordon Pym » d'
Edgar Allan Poe). Ce qui amène le lecteur à se poser la question : où commence la fiction ? où commence la réalité ? le savoir faire de l'écrivain est tel que nous, lecteurs et lectrices pourtant chevronnés, (je parle pour la majorité de la population babéliesque), nous devrions logiquement penser que tout est fiction, (fictio fictionum et omnia fictio), mais nous nous mettons à penser que
Poe, finalement a écrit une relation de voyage authentique, et que, de fait, celle de Verne devrait suivre le même chemin. Etonnant, non ?
Edgar Poe, il y a déjà longtemps qu'il trotte dans la tête de
Jules Verne. Les traductions de
Baudelaire (pour la prose et un peu la poésie) et de Mallarmé (pour la poésie) ont familiarisé les Français (entre autres) avec l'univers de l'écrivain américain : Verne pour sa part s'est inspiré du « Canard au ballon » pour «
Cinq semaines en ballon », et le message codé du « Scarabée d'or » est à l'origine de bien des énigmes-point de départ des aventures verniennes. Particulièrement, le seul véritable roman écrit par
Edgar Poe « Les
Aventures d'Arthur Gordon Pym » (1838, traduit en 1858) l'a passionné et il a toujours rêvé d'y donner une suite. Dans le même temps il souhaitait faire un pendant aux « Aventures du Capitaine Hatteras », en emmenant ses héros non plus vers le pôle Nord, mais vers le pôle Sud, ce qui « bouclerait la boucle » verticalement en suivant les méridiens, puisque le tour du monde avait été fait plusieurs fois horizontalement en suivant les parallèles. de ces deux idées : une suite au roman d'
Edgar Poe et un voyage vernien vers le Pôle Sud, est né «
le Sphinx des glaces ».
Jeorling, un américain, minéraliste de son métier, cherche un bateau pour regagner son Connecticut natal. le Capitaine Len Guy, qui dirige la goélette Halbrane, le prend à bord. Ce marin est persuadé que tout dans le roman d'
Edgar Poe est vrai, et que donc il peut y avoir des traces de survivants (son frère William Guy était capitaine de la Jane, un bateau évoqué dans le roman). Jeorling est bien obligé de le croire quand la Halbrane rencontre sur sa route le cadavre du second de la Jane, Patterson, qui sur son carnet avait noté toutes les péripéties racontées dans le roman. Il est alors décidé de faire route vers le Sud pour éventuellement trouver des survivants, et connaître la fin de l'histoire…
A partir de là,
Jules Verne jongle entre les deux romans, celui de
Poe, qui entretemps est devenu une véritable relation de voyage, et celui qu'il écrit, qui oscille entre fiction et réalité. Des personnages passent d'un roman à l'autre. Parallèlement aux aventures maritimes (naufrages, mutineries, hivernage dans les glaces) s'établit une véritable enquête policière où la recherche d'indices, les fausses routes et les coups de théâtre ne font pas défaut. Finalement, le dénouement intervient aux environs du Pôle Sud quand un immense Sphinx magnétique, se dresse devant eux et livre la clé de l'énigme.
«
le Sphinx des glaces » se place dans le droit fil des précédents romans « maritimes » de
Jules Verne, entre autres « Les Aventures du Capitaine Hatteras » et «
Vingt mille lieues sous les mers ». Il s'y ajoute ici une bonne dose de fantastique qui donne à l'ensemble un aspect fantasmagorique (que n'aurait pas renié
Edgar Poe), mystérieux et séduisant.
Ce roman n'est pas (et de loin) le plus connu de
Jules Verne. C'est bien dommage, parce que dans sa construction comme dans sa réalisation, il se place d'une part comme un hommage appuyé à
Edgar Poe, dont il reprend les schémas dramatiques en les actualisant, et d'autre part comme une oeuvre typiquement vernienne, où plusieurs des grands thèmes de l'auteur sont abordés : la mer, le voyage, la destinée, l'exploration… ainsi que certains de ses défauts habituels : psychologie sommaire et volontiers manichéiste, culte du héros, absence des personnages féminins…
Un roman qui fait partie, indubitablement, de la quinzaine de romans indispensables pour tout amateur de
Jules Verne (vous n'aurez pas de mal à les retrouver sur Babélio).