Sortir du génocide : Témoigner pour réapprendre à vivre

Est-ce à dire que tout témoignage est voué à l'échec ?
La réponse n'est pas univoque et, même au terme d'un travail de dix ans avec des témoins, je serai bien en peine de trancher. Certes, la croyance qui consiste à attribuer un pouvoir réparateur au partage de la parole testimoniale provient avant tout du besoin de réassurance d'une société traumatisée par l'éclosion en son sein de la violence génocidaire. L'injonction de parler, sous la forme du fameux "devoir de mémoire", s'inscrit contre une injonction précédente, celle de faire silence, formation réactionnelle du groupe culpabilisé de n'avoir pas su, en son temps, accueillir la parole des survivants. En ce sens, on ne peut que se méfier de l'engouement pour le témoignage destiné non plus à faire circuler de la parole, mais à colmater les fissures d'un lien social mis à mal par le génocide. Au silence parfois trop respectueux a succédé une explosion de paroles, où l'idéal du "tout dire" et du "tout entendre" a remplacé l'indicible. Sous couvert d'une idéologie cathartique mal comprise, on banalise la parole, en lui ôtant sa dimension irréductiblement scandaleuse. Or, jamais aucune parole sur le génocide, cette "entreprise inhumaine imaginée par des humains", ne pourra se réduire à un produit fini, sous peine d'en faire une parole morte, à l'instar des événements dont elle témoigne.

Ce parti pris de représenter l'irreprésentable peut faire croire que l'on peut, par des images, annuler la distance infinie qui sépare l'événement de sa représentation. Et le risque est grand d'ouvrir la voie à une jouissance de l'image, qui nie la dimension de l'horreur, comme Benigni dans son film La vie est belle. Mais souscrire entièrement à la perspective de l'irreprésentabilité comporte un autre risque, celui de faire de la mémoire un instrument froid et glacé, difficilement générateur d'identification. Or, c'est précisément parce que l'extermination nazie a tenté d'anéantir le cœur de l'humain que constitue la capacité à fantasmer, qu'il nous faut veiller à ne pas l'oblitérer à nouveau, sous peine de rester dans la sidération, dont seule la reprise des processus de pensée peut lever l'emprise mortifère.