Pour Maria Theresa von Paradis, fille du secrétaire impérial à la cour de Vienne,
au commencement la nuit était musique. le crépuscule qui régnait sur ses yeux depuis qu'elle avait 3 ans avait enveloppé de sons et de notes son espace-monde, avait révélé ses autres sens de manière tout à fait exceptionnelle et fait d'elle un jeune prodige du piano et du chant, admirée par l'impératrice en personne.
Un toucher éminemment sensible et délicat, une ouïe d'une justesse inouïe, des sens à ce point développés qu'elle avait atteint une connaissance de son environnement aussi sensitive et sensorielle que poétique et artistique, presque totalement musicale. Dans son univers, la neige fondant goutte à goutte devenait notes, symphonie, opéra de neige ; les trilles des oiseaux se faisaient aussi virevoltants que ceux qu'elle apposait de ses mains légères sur le piano-forte; l'espace n'était qu'un éventail de sons, un arc-en-ciel de notes allant de la pire cacophonie à la plus douces des mélodies.
Les plus éminents médecins de Vienne avaient tenté de la guérir, mais n'avaient réussi qu'à lui faire endurer les pires tourments en testant sur elle toute sorte de remèdes et de procédés, des sangsues au courant électrique, de la racine de Valériane au mercure… Sous sa haute perruque, son crâne chauve portait les stigmates de ces piètres tentatives.
Un jour de Janvier 1777, en désespoir de cause, son père l'avait alors adressée au Docteur Mesmer, le célèbre magnétiseur dont les méthodes controversées alimentaient les ragots de Vienne.
Le succès n'avait pas été long à se faire attendre. Mesmer avait réussi là où tous avaient jusqu'alors échoué. Maria Theresa avait peu à peu recouvré la vue et Mesmer, au comble de la satisfaction, pensait enfin pouvoir faire valoir ses méthodes médicales au sein de la communauté scientifique.
Mais les yeux sont-ils finalement faits pour la vérité ? La réalité n'est-elle pas avant tout celle que l'on se forge au fond du coeur ? Voir n'est pas toujours signe de clairvoyance et d'acceptation.
En recouvrant partiellement la vue, Maria aspire à se libérer du carcan social et familial dans lequel son statut et de femme, et de non-voyante, l'emprisonne immanquablement. L'aveugle qui voit est devenue un monstre de foire, le phénomène miraculeux que l'on exhibe.
Vive comme une hirondelle, sensible, intelligente mais profondément fragile, elle tend vers une liberté que le siècle ne lui permet pas. Ses yeux la trahissent, ils émoussent ses autres sens. Voir c'est aussi perdre ses autres capacités, notamment musicales. Et son père préfère de loin une instrumentiste aveugle au grand destin musical à une femme « dessillée » passable musicienne…
Suscitant rivalités et jalousies dans la corporation médicale, Mesmer, quant à lui pris pour un charlatan, reste un incompris. Incapable de définir sa théorie personnelle sur le fluide subtil qui emplit l'univers et relie selon lui toutes choses entre elles, il se résout à rendre Maria à sa famille et quitter cette Vienne nauséabonde et insultante.
Avec «
Au commencement la nuit était musique », l'allemande
Alissa Walser a tissé entre Mesmer et Maria une relation étrange et belle, musicale, poétique, auréolée d'une grâce de siècle passé.
C'est sur ce lien particulier que le livre s'articule de façon cathartique, au gré de l'onde libératrice circulant entre le docteur et sa « malade ».
Si les personnages ont bien existés et si les obstacles rencontrés par Mesmer auprès du corps médical sont bel et bien abordés, le roman n'est pas pour autant un traité du mesmérisme et de son mode de fonctionnement. Il ne faut donc pas s'attendre à une analyse scientifique fouillée ni à des descriptions poussées des séances de magnétisme.
Alissa Walser s'attelle avant tout à nous faire ressentir ce fluide si mystérieux source d'harmonie et de vie, qui n'est pas sans ressembler aux balbutiements de la psychanalyse puisque la parole, l'écoute et le ressenti en sont les principaux vecteurs.
La construction même du roman est ainsi, comme un long courant circulant entre les mots, les dialogues et les pensées des protagonistes s'inscrivant sans retour de ligne au sein de phrases souvent brèves et minimales, comme fusionnés, fondus et lissés en elles. Un procédé original créant une alchimie, une atmosphère, pleines de douceur et de musique.
Sous la plume sensuelle et singulière de la romancière allemande, Mesmer (1734-1815) et Maria, le docteur en avance sur son temps et la grande musicienne, improvisent à quatre mains une variation enjouée et subtile comme une sonate mozartienne.
Une oeuvre empreinte de magnétisme et d'harmonie.