Le malheur est que l'originalité très réelle de M. Boecklin s'accompagne d'un manque de goût vraiment excessif. Sa peinture ne ressemble à aucune autre, mais elle offusque les yeux et produit une impression de cauchemar tout à fait désagréable. La sauvage poésie qu'elle renferme ne parvient pas jusqu'à nous ; à peine si, en revoyant par le souvenir ces étranges tableaux, nous avons enfin le sentiment de ce que l'auteur a voulu exprimer. Alors seulement nous pouvons apprécier la nouveauté de ce panthéisme qui incarne en des personnages fantastiques les forces vives de la terre, et confond dans une intime union la nature et l'humanité.
Du commencement de XIIIe à la fin du XVI siècle, l'Allemagne n'avait pas cessé d'être un ardent foyer artistique. L'art allemand de cette
longue période a beau être aujourd'hui encore méconnu ; il en est peu de plus forts, de plus variés, de plus véritablement nationaux.
Déjà au XIIe siècle, l'architecture allemande, refusant d'emprunter à la France son gothique, qui lui paraissait convenir mal à la grave solennité des édifices religieux, tirait du vieux style roman un roman tout nouveau, à la fois noble et gracieux, solide et léger. Les églises de Cologne, les cathédrales de Bonn, de Mayence, de Ratisbonne, de Bamberg, et les plus petites églises des plus petits villages du Rhin sont le témoignage de cet effort de l'Allemagne pour maintenir son indépendance artistique.
Le plus suisse de tous les peintres suisses, le paysagiste Calame, s'est imaginé sans doute qu'il inaugurait enfin un art national parce qu'il prenait pour sujets les montagnes et les lacs de son pays. Mais on sait, hélas ! qu'il n'a pas eu la spécialité des paysages suisses; et il n'a pas eu davantage la spécialité de la manière romantique et déclamatoire dont il les a traités. Tous les paysagistes de l'école de Dusseldorffont peint les mêmes sites alpestres, avec les mêmes exagérations de contrastes, les mêmes prétentions au sublime ou au tragique, le même coloris criard et sale.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la situation de la peinture allemande était, comme nous l'avons dit, lamentable. Il y avait bien des peintres en Allemagne, et des peintres excellents ; mais c'étaient des maîtres étrangers mandés là par les princes ou les évêques, et y développant à leur aise leurs qualités nationales sans s'occuper de les adapter au pays où ils travaillaient.
Il y a même, dans le cas de ces peintres, un détail à la fois lamentable et touchant. Leur manque de vision personnelle, leur inexpérience technique et leur naïveté étaient si grands, que tout en célébrant les maîtres primitifs, ils paraissent avoir à peu près complètement négligé de les regarder.