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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
L'auteur, qui écrit sous un pseudonyme (vous comprendrez bientôt pourquoi) ce terrible essai autobiographique, y évoque son cancer. Un cancer médicalement avéré (et dont il mourra à l'âge de trente-deux ans peu de temps après avoir fini cet ouvrage), mais dont il explique la genèse d'une manière inattendue, et surtout extrêmement pathétique.

Élevé par des parents riches et bourgeois, sur la "bonne rive" (la droite, celle que l'on surnomme aussi la "dorée") du lac de Zurich, il a subi dès son enfance les dommages d'une éducation trop policée, trop psychorigide. Il a baigné dans l'illusion d'une harmonie qui était en réalité le résultat d'une absence de toute énergie vitale : pour conserver à tout prix cette harmonie, ses parents déployaient plusieurs techniques, notamment d'évitement des conflits, en se désistant de toute discussion a priori sensible par des lieux communs y coupant court ("c'est pas comparable", "c'est compliqué", "on verra plus tard"). Il était de rigueur de s'exprimer par euphémismes, et surtout d'être toujours d'accord avec le chef de famille, qui donnait le ton de "ce qui se faisait" et de "ce qui ne se faisait pas", de ce qui était bien (les riches gens de droite) et mal (les communistes). Tout sujet en rapport avec la vie, toute initiative de réflexion ou d'analyse étaient tabous. Ainsi, on ne parlait pas de politique, pour ne rien dire du sexe (considéré comme inexistant) ou de la religion.
Engoncés dans une conception de la bienséance ultra puritaine, basée sur le refoulement de tout sentiment, ils ne vivaient que dans l'idée de l'image qu'ils devaient renvoyer, leurs goûts, leurs comportements étant entièrement déterminés par ce qui était considéré comme "élevé", ou du moins perçu comme telles par ceux de leur milieu.

Le narrateur s'est naturellement moulé dans cette manière d'être sans vivre. Enfant, adolescent puis étudiant solitaire, évitant tout contact avec les autres, il vivait dans une fausse harmonie, consistant en l'absence de toute émotion et de tout désir, qu'il soit sexuel ou autre, de tout élan de joie -sans même parler de bonheur- comme de toute colère, dans une passivité mortifère à force de correction et de discrétion ... jusqu'à ce qu'il se rende à l'évidence et admette l'anormalité que les mensonges constituant sa vie avait ancrée en lui, et prenne conscience de l'ampleur du désespoir qui le hantait, jusque-là enfoui sous son incapacité à l'exprimer, y compris à lui-même.

"(...) en fait, je n'étais même pas Moi, j'étais simplement correct (...). Je n'étais même pas un membre utile de la société humaine, je n'en étais qu'un membre bien élevé".

Les petites joies que lui procurent notamment le succès estudiantin de ses écrits amateur ne suffisent pas à compenser l'abîme béant où guettent ses angoisses et ses souffrances. Devenu adulte, traînant une existence toujours aussi morne et aussi désespérée, il finit donc par attraper ce fameux cancer, lié selon lui à la névrose que lui a transmis son éducation basée sur la construction fictive et dogmatique d'un monde parfait. Un cancer qui surgit sous la forme d'une première tumeur dans le cou, contenant, prétend-il, toutes les larmes qu'il n'a jamais pu pleurer, parce qu'il a été programmé à ne se jamais se plaindre, à ne jamais déranger...

"Je crois que le cancer est une maladie de l'âme qui fait qu'un homme qui dévore tout son chagrin est dévoré lui-même, au bout d'un certain temps, par ce chagrin qui est en lui".

"Mars" est la chronique détaillée, souvent répétitive, non pas tant de cette maladie et de son évolution, que de ce qui l'a provoquée, la critique virulente de ce mode de "non-vie" bourgeois, mortifère et dévastateur pour l'individu, qu'il précise d'ailleurs n'être pas le seul à avoir subi (l'ensemble des riverains de la "rive dorée" serait atteint du même mal), bien que dans son cas, le mal se manifeste avec une ampleur hors du commun.
C'est aussi un cri de révolte, le témoignage poignant d'un homme qui se sent "castré, bafoué, brisé, déshonoré", en qui la faculté d'être heureux a été détruite, qui a subi durant trente ans de stérilité la mort de son âme, et dont le corps à son tour capitule et s'effondre. Ce faisant, ce cri est aussi et surtout une ultime tentative d'affirmation de soi : sa souffrance, c'est son "lui" profond, qui combat un héritage familial et culturel qui l'a rendu inapte à la vie, son cancer étant sans doute le prix à payer pour s'en libérer...

"Telle est ma vie. J'ai grandi dans le meilleur, le plus sain, le plus harmonieux, le plus stérile et le plus faux de tous les mondes ; aujourd'hui je me trouve devant un tas de débris".

Un texte très fort, empreint, comme le définit l'auteur lui-même, d'un humour "cosmique" -en tous cas profondément cynique et désespéré- bien que parfois alourdi de redondances, mais ces dernières sont finalement à l'image de la détresse qui le pilonne sans répit...

Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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D'après Fritz Zorn, ses parents bourgeois sont la cause de son cancer. Seulement, il n'est pas sorti par lui même de cet état nevrosé.
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A lire comme le témoignage "brut" d'un homme qui se sait en fin de vie, qui entame une psychanalyse et tente de retrouver par l'écriture un peu de logique dans l'existence qui est la sienne.Les pages ne sont pas forcément toujours bien écrites, mais on sent le désarroi de l'auteur,sa révolte face à une famille et un passé qui ne lui a pas donné ce dont il avait besoin pour être heureux, son urgence aussi à se raconter. Certains passages transcendent l'ensemble et justifient pleinement l'édition et la lecture de ce livre.
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Au debut de la lecture, j'avoue avoir été lassée par ce qui me semblait être d'incessantes répétitions.
L'auteur raconte, de diverses manières, à travers de nombreux prismes, à quel point son éducation fut nocive.

Mais ces répétitions, ne sont que le désir de l'auteur de bien faire comprendre au lecteur le mécanisme, le rouage subtil de ce qui l'a créé. Comment son environnement a planté, puis fait poussé la graine de la névrose en lui.
Comment se forme les schémas de pensées, comment l'environnement construit notre structure mentale, à nos dépend et parfois à notre détriment.

Il déroule le fil de ses réflexions, avec une lucidité incroyable.

J'ai été saisie par le détachement ( pas total bien sûr, mais remarquable) et le recul que ce pauvre homme a face à sa maladie.
Quelle incroyable force que celle de regarder en face sa propre névrose, qu'elle soit psychique, physique, ou un mélange des deux.

Je suis très impressionnée par la force de l'auteur.

Sa qualité d'auto analyse, sa volonté de ne pas baisser les armes, encore une fois, sa lucidité m'ont beaucoup touché.

J'ai parfois été déstabilisée par ce que j'interprétais comme une certaine froideur, puis émue par la colère et la tristesse qui s'en suivait.

C'est une histoire triste, révoltante, mais aussi pleine d'espoir et de vie.

Une ode à la vie. Une invitation à vivre plutôt que mourir, la mort n'étant pas celle que l'on croit avant de lire ce témoignage bouleversant.

La toute dernière phrase du livre m'a bouleversée, tant elle est puissante et en même temps pleine de désespoir :

On en ressort pas indemne.
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Une extraordinaire confession sur les dégâts de la programmation collective des cerveaux, qui débute, bien évidemment au sein du milieu familial, reflets des moeurs d'une race, d'une époque, et des archétypes collectifs d'une civilisation type. Ici, en l'occurrence, l'esprit germanique du siècle dernier, hériter de tous les paradoxes du puritanisme anglo-saxons se heurtant aux génétiques issues du grand nord empreintes d'un paganisme scandinave fort peu compatible.

Une analyse sans concession, doublée d'une intuition géniale sur les causes profondes d'une majorité de cancers: le blocage mortel de la libido de l'individu, dans ses expressions sexuelles les plus basiques autant que dans celles qui sont les plus raffinées, comme la communication entre sexes, ou l'expression artistique de l'être biologique.

Immédiatement, à la lecture de ce livre m'est revenu à l'esprit le seul antidote, que je sens le plus approprié, (mais il y en a d'autres), et que je recommanderais, aux lecteurs qui se sentent mal à l'aise, à cette lecture, et donc concernés de près ou de loin, par le profil de l'auteur de cette autobiographie, autant que par l'expression honnête de son désarroi profond, c'est le "Ainsi parlait Zarathoustra" de Friedrich Nietzsche.

je crois que ce livre est l'antidote parfait du "Mars" de Fritz Angst, dit Zorn, même les thèmes astrologiques sont parfaitement antagonistes, et donc presque complémentaires.
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Probablement, dans un monde d'inertie comme le nôtre où la vacuité agréable prend la forme d'une poursuite impersonnelle de traditions, dans une humanité où le régime d'existence est la continuation passive confinant la représentation de l'initiative à une variation du connu, dans un siècle incapable d'admettre que la pensée véritable se départit de facilité et qui envisage comme événementielles de simples circonstances qui n'ont pas la valeur d'une action, il n'est pas d'entreprise d'esprit sans quelque violente réforme, sans saccage iconoclaste ni destruction méthodique de ce qui précède l'individualité et qui entretient le vide-simulacre des contenances bourgeoises, quelle que soit la forme de bourgeoisie à laquelle on réfère. Quiconque regarde le passé avec une objectivité philosophique, avec les science et bravoure du sceptique d'examen, reconnaît que presque rien de propre et de pur n'a émané de ses prédécesseurs, que la poursuite des mentalités est un crime et le défaut de conflit un manque critique – n'en déplaise aux quiets, Orientaux ou non, pour qui la sagesse est l'acceptation de tout comme patrimoine et providence. En somme, pour trouver un philosophe de génie, il faut commencer par chercher un mécontent, quelqu'un que l'état de la pensée ordinaire insatisfait, celui qui s'agace de ce que réfléchir et écrire se limitent à un vague approfondissement du su, à une extension du cru. On doit bâtir de la grandeur comme on fait un feu : on peut se servir de brindilles et de bois déposés là par autrui, mais ne pas craindre et même s'attendre que beaucoup se consume dans l'ouvrage. Il y a dans l'oeuvre d'esprit authentique un goût assumé de tuer le parent mauvais : toute fausseté dans la filiation du penseur induit chez lui la volonté d'une déviation de la lignée. En ce sens, le génie est un eugénisme c'est-à-dire la recherche de la faille génétique ou, disons, généalogique, c'est-à-dire l'extermination méthodique et impitoyable de l'erreur originelle et conséquente.
« Je crois que c'est justement là que le bât blessait : tout allait toujours trop bien. Dans ma jeunesse, j'aurai été préservé non seulement de la plupart des petits malheurs, mais on m'aura épargné tous les problèmes. Il me faut m'exprimer plus précisément encore à ce sujet : je n'ai jamais eu de problèmes, je n'ai jamais connu le plus petit problème. Ce qui me fut épargné dans mes jeunes années, ce ne fut ni la souffrance ni le malheur, mais les problèmes, et, partant, la capacité d'y faire face. » (page 25)
Mars est le récit d'un être qui n'a pas seulement songé à une révolte contre un ascendant. C'est l'anti « crise d'adolescence », le « contre-rebelle », la négation même de toute possibilité de désaccord, et par suite la fabrication d'un être sans esprit de vérité.
Contrairement à ce que notre ère pseudo-scientifique déclare, rien de moins constructif que le consensus, que la paix, que le sanctuaire et l'inoffensif ; rien de plus stérile et anodin que le bain d'anesthésique où par exemple on voudrait immerger l'enfant à l'école – bain d'ailleurs impossible et illusoire, la souffrance étant relative, le peu de douleur ne signifiant rien d'autre que le déplacement du sentiment du mal vers de petites importunités prenant des proportions considérables. le respect moral de ce principe d'innocuité devient vite une perpétuité, et toute infraction au credo se change alors en intolérable cruauté, jusqu'à dissolution de la faculté de mesurer, jusqu'à suppression de la capacité objective, celle qui sied au penseur supérieur ; alors, on apprend les formules par lesquelles on dissout le vrai dur dans le sociable amolli, comme :
« On observait chez ma pauvre mère un goût très prononcé pour la locution « à moins que ». À peine avait-elle fait une constatation qu'elle ajoutait aussitôt : À moins qu'il n'en soit autrement. Il était courant de l'entendre dire : Je partirai pour Zurich vendredi prochain à dix heures trente du matin, à moins que je ne reste à la maison. Ce soir nous dînerons de spaghettis, à moins qu'il n'y ait du cervelas en salade. Une question s'impose aussitôt : qu'advient-il dès lors de la réalité ? Je vais sortir, à moins que je ne reste chez moi. Je suis présent, à moins que je ne sois absent. La terre est ronde, à moins qu'elle ne soit triangulaire. » (pages 46-47)
Il s'agit au contraire, dans tout exercice de la pensée, d'abattre avec audace le réflexe de permanence, d'aller au combat contre ce qui paralyse et qui est trop entendu, de briser un peu l'appareil des continuités, de cesser de demander pardon pour des divergences, de franchir enfin la zone d'un vide personnel, d'outrepasser ce qui est de l'ordre du collectif impensé, de donner une existence tangible à ce qui n'occupe encore aucune place et de l'imposer par l'irréfragable, ceci à travers l'effort édifiant de se reconstituer, de se matérialiser en occupant éhontément sa portion d'univers qu'on justifie contre ceux qui voudraient la confisquer, d'analyser ce qui en soi et qui ne peut s'accommoder des autres se laissant mener sans cohérence, de se distinguer de l'uniforme par la théorie d'un vrai neuf qu'on propose en son nom, d'opposer sa résistance à la société méprisable en fondant son noyau de singularité vive, un noyau de compréhension justement alternative, noyau dont la force centripète est le contraire d'une lâche assimilation : une densification, un affrontement, une création, une provocation. le penseur profond cherche à atteindre le point de densité où il n'aura pas à s'excuser, parce que ses outils perfectionnés le défendront de l'erreur commune qu'il pourfendra impitoyablement et même amoralement c'est-à-dire au seul moyen de théorèmes froids, sans parti pris, sans rien de personnel, terme à terme. Toutes ces raisons, il les fourbit comme des armes pour se passer de conventions qui sont autant de lames émoussées, pour les traverser sans tort ; il investit le champ des vérités comme théâtre d'opération, non par politesse en se faisant introduire des riverains, mais parce qu'il est préparé et se moque des autorités antérieures, niant quelconque droit de préemption. Pour lui, une place de l'esprit appartient non à celui qui y habite depuis telle durée mais à celui qui la conquiert, et c'est ce qui le dispense d'être aimable et diplomate – il ne négocie pas la vérité.
Un philosophe est fondamentalement un pionnier. le pionnier se moque qu'il y ait eu là avant lui un chêne vénérable, un ours sauvage ou un indigène : il force son dû de possesseur. le pionnier dont je parle prend la vérité avec des arguments invincibles. Il se bat pour la maîtrise d'une portion de territoire. Il est nécessairement une sorte de guerrier. Son inexpugnabilité se situe dans sa force – d'esprit. La survie des plus intellectuels est aussi affaire de compétition.
La puissance du guerrier vient de ce qu'il se ramasse : il forme la boule gravitationnelle constituée de l'appréhension de ce à quoi il ne veut pas ressembler, de ce qu'il se prépare à ne pas assimiler (au titre où il n'accepte pas que l'arme de l'adversaire perce son corps et y entre) par principe, il rejette et exclut, sa préparation est d'abord un refus d'avance, et, en acquérant l'expérience, il découvre que cette tension de mise à distance est ce qui le rend fort. Il n'existe pas un progrès dans la bataille intellectuelle, ni un support graduel, au sens où l'on s'appuierait sur une poussée préexistante : les premiers rangs peuvent aussi bien vous entraîner à la victoire qu'à la mort, et il importe surtout de ne pas s'y fier, car il s'agit d'aspirer au triomphe de son individu, où un seul homme peut quelquefois terrasser une multitude. Ce combattant est résolu à ne pas se laisser influencer, à ne recevoir franchement que les coups indiquant ses erreurs, et il parvient, grâce à cet entraînement, à repérer et à augurer nombre de mouvements sinueux par lesquels on tâche à le circonscrire : c'est pourquoi il ne regrette pas de se porter à l'exercice de sa distinction. Un esprit ne ressemble pas, ou il faudrait ne jamais le reconnaître, et que le génie ne fût opportunistement qu'une pièce de foule, qu'une imitation, qu'une conformité à un groupe c'est-à-dire qu'une grégarité.
C'est pourtant ce qu'est et ce que vaut la notoriété, presque toujours : la reconnaissance par une masse d'un représentant solidaire.
Un philosophe – il n'y en a guère – est celui qui, à force de connaître son environnement, connaît aussi ce que son environnement a voulu faire de lui, les intéressés conditionnements de son environnement, tout ce par quoi un environnement moule et fédère pour se sentir du génie plutôt que du mépris. On ne doit logiquement reprocher au génie d'identifier et de désamorcer les compromissions en lui issues de l'extérieur, car on dénoncerait injustement sa lucidité dans le mécanisme qui permet de réinstruire son identité : on est quelqu'un parce qu'on se dissocie et seulement par l'endroit où s'opère cette dissociation. Je demande qu'un esprit suprêmement intègre procède de l'extraction de ce qui n'est pas lui, de sorte que par méthodique soustraction d'autrui ce ne soit qu'à volonté qu'il conserve des usages parce qu'il les approuve, plutôt que par habitude selon des hérédités proches ou lointaines qu'il ignore ou qu'il absorbe veulement – j'exige de lui des adhésions et nulle fatalité. Un penseur ne saurait exister sans l'abstraction de la pièce proverbiale en lui, dont l'effort même pour l'en retirer est un repère d'intelligence : or, ce penseur exprimera avec d'autant de virulence la tentative sociale d'immixtion en lui, ce « viol d'âme », que l'insinuation lui aura été profonde et pernicieuse, et c'est assurément le cas lorsqu'il estime avoir sacrifié à la fois son temps, son bonheur et sa santé au respect inconscient d'une société qui a agi en lui et l'a utilisé comme un pantin depuis sa prime jeunesse.
C'est à une telle entreprise supérieure de réinitialisation fondamentale que se livre Zorn qui, se diagnostiquant un cancer d'origine familiale, bourgeoise et zurichoise (dont il mourra l'année de sa publication), réalise un essai philosophique d'exemplaire dureté. En effet, jugeant son malheur entièrement dû à la forme d'une existence dévitalisée, à la manière de Lovecraft dont la tumeur intestinale renverrait à la longue colère rentrée, il admet, selon une interprétation certes trop symbolique, que le cancer serait surtout frustration, bile, angoisse, douleurs ravalées et tues, inaptitude à se désinhiber, torpeur, incompréhension, développement interne de ce qui n'a pas eu le droit de s'épanouir à l'extérieur, volubilis poussé en-dedans faute de lumière et de permission d'autre vitalité. Ici, la souffrance à l'origine du lymphome serait l'impossibilité non seulement d'être heureux mais d'accéder à un semblant de joie, (« Pas plus que je ne puis forcer mes désirs, je ne puis en effet me contraindre à rire. Je ne peux pas rire parce que ça ne rit pas en moi. » (page 241)) imputable à un legs comportemental ayant condamné sa vie au succédané, à l'imitation d'un certain bien absurde et inéprouvé sans valeurs propres, à une copie immuable d'un jour après l'autre s'efforçant d'être aussi lointain et bienséant que possible, en un mode de renoncement à la jouissance, une amputation du sens du plaisir, héritage d'une placidité anodine et discrète, espèce de génie juif historique mais sans fièvre d'excellence, ou disparition de soi comme modèle exclusif de vertu. Zorn raconte cette insignifiance, le sentiment d'une innocuité est son histoire, récit d'un être dont, faute d'avoir été, on ne sait dire qu'il a vécu, sinon comme somme d'opinions consensuelles, d'avis de classe sans examens, catégorisations d'automate, modalité convenue, et il explique comment se construisent les préjugés selon une mondanité conservatrice, usages et convenances, dans l'inexistence continue de soi, dans l'imperceptibilité d'un mouvement et d'une chaleur, dans la négation d'un homme qui vient à croire qu'être au summum revient à se déposséder, sans qu'il y ait là de la fierté à appartenir à une communauté, figure essentiellement anéantie, ratage ontologique et, en quelque vision réaliste, saccage, une destinée oncologique. Qu'y avait-il à conserver de toute façon ? tout était véreux, gangrené par l'esprit du néant, environnement et conditionnement de rien : la vraie vie n'avait pas commencé à poindre quand sont venus les signes de la mort, alors il n'y a pas eu de perte, rien à regretter, juste à comprendre, un itinéraire qui peut-être signifie, qui s'extrapole, qui est une leçon dans sa dimension d'égoïsme collectif c'est-à-dire d'exemple. Zorn révèle et théorise son avorton : comment une forme qui dispose d'un prénom peut exister sans être, et contre sa nature.
Mars est le récit d'un homme qui tient à retracer son inexpérience. C'est la révolte d'un être que son siècle a empêché d'accéder à l'individu, et qui prophétise, comme spécimen parmi d'autres qui lui ressemblent, la destruction d'un environnement maudit qui a permis une telle aberration : la neutralisation forcenée et abjecte d'un homme-possible. Je distingue en sa voie forcée de mort-né, et pourtant sans intention méchante, l'extermination systématique d'un être, comparable à la déshumanisation en camp de concentration, mais à l'échelle d'une vie sociale : rien ne peut s'échapper, toute tentative de verdeur est punie, la fuite est tentable aussi bien que ridicule, on s'en aperçoit non par la brutalité intransigeante de gardiens mais par une forme de nivellement non moins impitoyable, à savoir le regard de ceux qu'on aime qui n'essaient rien, et qui passent pourtant d'emblée pour exemplaires. Toute perspective est limitée davantage que sous des grillages ou des barbelés, sous des prismes psychologiques, tout repère est borné, c'est moralement qu'il n'y a pas de perspective, rien ne s'envisage hors des satisfactions permises, monotones et estimées justes, tout est ennui normal sans espérance de profit, au point que la notion d'avantage est phagocytée par des routines comprises au sein d'une mentalité, tout est sis entre le bien et le digne où jamais le concept de « vitalité » ne trouve sa place. « Voilà à quoi se résume sans doute la quintessence de ce monde où je fus jeté et qui devait aussi devenir le mien : la vie est belle et bonne, mais la vie, ce n'est pas nous ; la vie, ce sont les autres. » (page 70) Zorn témoigne de son courage immense de dénonciation de la vie contemporaine, et même de toute vie héritée et morale, de la vie dont s'emparent les coutumes et conditionnant l'esprit, et j'oserais le paradoxe d'affirmer qu'il a vécu à fond cette vie de néant, la vie de tous sans un soi, vie unique d'un névrosé d'anti-vie, vie d'hystérique sans crise particulière, vie superficielle des habitudes où l'existence confina à une société sans individu. Mars relate l'incarnation, en un non-être, de la mentalité d'un groupe social : Fritz Zorn est foncièrement la société, il a fait, seul, l'expérience radicale et complète d'être entièrement confisqué d'une vie personnelle.
Et c'est ce qu'il dépeint et dénonce avec une sagacité inédite, ce qui, cependant, se reçoit comme analyse et pénétration, comme excavation et remontée, comme émergence au lieu d'une sempiternelle plainte : description originale et lucide, anatomique, d'une vie sans la volonté de vivre, d'une vie sans envie, d'une vie sans déviation. Mars constitue l'extraordinaire dissection d'un mal-être causé par l'imposition familiale et léguée d'absence d'être. Tout un malheur vient de là : une vie entière s'est immobilisée en censure des attributs et insignes de la vie, selon le voeu exacerbé de moeurs ultra-conventionnelles. En somme, l'autobiographie explique l'échec de tout bien-être au sein d'une société qui se présente comme parangon codifié et exquis de la bonne pensée : tout ce qui se conforme en soi néglige le soi. Quand on fixe pour but ou habitude le mondain et l'inessentiel, on se détourne du principal et de l'inconvenant, valeurs triviales et insistantes, part qui non entreprise mais qui insiste et dont la présence salubre se rappelle à soi et accapare, comme un regard posé sur soi et émané de soi, qu'on fuit et qui partout rattrape : « Il subsista dès lors en moi la sensation oppressante que quelque chose restait en suspens, quelque chose qui aurait été bien plus important que toute la littérature et la linguistique du monde, et détournait sans cesse mon attention des sujets relatifs aux études romanes, mais sans que la grande et pénible tâche eût été jamais accomplie. » (page 148) Cette tâche primordiale, c'est la confrontation à la réalité, le conflit larvé qui demande à surgir est enfin l'éclatement de la philosophie c'est-à-dire de l'acte créateur qui nuit à l'antériorité.
Enfin : « Je me déclare en état de guerre totale. » (page 318)
C'est l'émergence du « je » à travers la violence subie, reconnue, assumée :
« Mon âme est envahie elle aussi, de toutes parts, par le corps étranger « parents » qui, semblable en cela aux tumeurs cancéreuses de mon corps, n'aspire qu'à anéantir l'organisme tout entier. Les tumeurs cancéreuses par elles-mêmes, on le sait, ne sont pas douloureuses ; ce qui fait mal, ce sont les organes sains en eux-mêmes, qui se trouvent comprimés par les tumeurs cancéreuses. Je crois qu'un phénomène analogue s'observe pour les maladies de l'âme : partout où la douleur se manifeste, c'est moi. L'héritage de mes parents en moi est pareil à une tumeur cancéreuse gigantesque ; tout ce qui en pâtit, ma détresse, mon désespoir, mon calvaire, c'est moi. Je ne suis pas seulement comme mes parents, je suis aussi différent d'eux ; ce qui constitue mon individualité, c'est la souffrance que je ressens. » (pages 248-249)
C'est l'émergence du « je » à travers l'explication de cette violence :
« Ce qui constitue mon individualité, ce n'est pas seulement la souffrance que j'éprouve face à ma situation, mais également ma capacité à évaluer cette situation. » (pages 263-264),
Enfin, c'est l'émergence du « je » à travers le rejet du manichéisme et de la rancune, et qui forme « un troisième horizon à la vie humaine : la clarté. » (page 244) :
« [Mes parents] n'étaient pas critiquables d'une façon qui tranchait sur l'ordinaire ; ils étaient simplement un tout petit peu plus critiquables que d'autres parents critiquables issus des mêmes milieux bourgeois. Ils ne se sont même pas montrés plus méchants que d'autres parents (j'ai déjà eu l'occasion de souligner au contraire que c'étaient des personnes d'une grande gentillesse), ils étaient simplement encore un tout petit peu plus dégénérés que ne le sont dès l'origine les habitant déjà passablement dégénérés de la Rive dorée du lac
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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