Gaïa, Terre vivante de
Sébastien Dutreuil est un livre comme il nous en tombe qu'une fois sur 100 dans les mains. C'est un livre d'expert mais d'expert sympa, humble et généreux. C'est un livre rare, non pas parce que livre niche mais rare par l'indécente profondeur de sa connaissance et par la façon dont son auteur la partage. Ce livre est bien écrit, accessible. Il est séquencé en petits chapitres qui s'enchaînent bien, point par point. Il est aussi rare parce que l'auteur apporte quelques explications enfin bienvenues sur ce que fut Lovelock
(un grand chercheur, très anti-écolo, corrompus à l'excès par ses conflits d'intérêt industriels fossiles, et qui ne savait pas plus que nous ce qu'il avait réellement découvert avec ce qu'il a appelé Gaïa). Enfin rare parce que l'auteur partage de façon honnête son sentiment sur son enquête
(“une hésitation sur le chemin à suivre”, rien de plus qu'”un signe qu'il [nous] faudra désormais changer”).
Cet immense travail montre comment “Gaïa est formulée à un très haut niveau de généralité” : “la vie régule l'environnement” et comment, très rapidement, “entre 1972 et 1974, […] on passe de […] la vie au système composé des vivants et de l'environnement”. On se tient à côté de l'auteur en comprenant avec lui au fur et à mesure qu'il déroule son enquête que Lovelock est un “entrepreneur de la pollution” et le système Gaïa, derrière l'image superficielle pro-vivant, est en réalité une “naturalisation de la pollution”. On s'étonne avec lui quand il découvre que les propensions politiques anti-écolo de Lovelock précèdent ses travaux et on se met à soupçonner Gaïa de véhiculer aussi celles-ci. On se demande enfin comment Latour et d'autres ressuscitent encore et toujours l'hypothèse Gaïa. Là est l'intérêt de ce livre : Pourquoi Gaïa attire ? Qu'est-ce qu'il y a dans Gaïa de bon ? Est-ce seulement ses “montées en généralités” ou le fait qu'elle “réintroduise au moins implicitement une forme de sens [dans la nature]”?
On reste en suspens avec l'auteur face à ce mur se dressant à la fin de son livre.
Ce livre fait 500 pages et se lit d'une traite. On le referme en souhaitant que l'auteur le prolonge du double. On veut continuer l'enquête avec lui. On voit que deux questionnements majeurs au moins doivent encore être fouillés. le premier est le géocentrisme et le naturalisme de Gaïa. À la lecture de ce livre, on s'aperçoit que l'objet Gaïa n'est en fait pas la Terre mais le vivant et le milieu qu'il construit et tient (à mi-lieu) entre lui et justement la Terre ou l'univers. Pourquoi parle-ton alors de Gaïa Terre vivante ? Pourquoi ce géocentrisme dont l'auteur souligne d'ailleurs qu'il est “explicite” dans l'hypothèse Gaïa ? Ce géocentrisme est présent sous une forme ou une autre dans chaque chapitre voire dans chaque paragraphe, il est accepté tout bonnement comme un donné alors qu'il crée cette flagrante dissonance entre le signifiant et le signifié Gaïa. Idem pour le naturalisme, le livre en reste totalement captif sans jamais le défier. le deuxième questionnement majeur prend une forme exactement contraire, celle d'une immense mise sous silence. Gaïa, c'est le passage du concept de vie à celui du système vie+environnement. On veut savoir comment et pourquoi ce passage particulièrement peu pertinent et anti-écolo est effectué et surtout on veut comprendre Gaïa sans ce passage ? Un chapitre approche bien de front Gaïa et la philosophie du vivant ou la biologie de l'évolution mais seulement pour les évacuer. N'est-ce pas là ce bon dans Gaïa que l'auteur cherche en vain ? Une multitude de sous-questions émerge ici et un fait rapporté par l'auteur résume très bien le besoin d'en savoir plus. Lovelock “a toujours refusé de donner une définition de la vie - pour lui on reconnaît instinctivement les êtres vivants.” et on se demande alors pourquoi Lovelock a voulu identifier la vie à la Terre ? Quelque chose ne colle pas ici. Pourquoi Lovelock, anti-écolo notoire, a -préféré- brouiller notre instinct sur le vivant et pourquoi notre époque, qui a tant besoin d'écologie, ne tient pas rigueur de cette dissonance ?
On remercie l'auteur de cet ouvrage d'avoir enquêter pour nous, d'avoir mis les faits sur la table et on espère impatiemment que son travail trouvera une suite.