Citations de André Maurois (304)
Les hommes croient tout conduire, mais c'est le travail qui les mène.
Ce que nous défendons avec tant de force chez un écrivain, ce n’est pas son oeuvre, ce sont nos goûts profonds. Nos choix littéraires, nos préférences sont déterminés par nos besoins sentimentaux et spirituels. Ayant retrouvé dans un roman l’image exacte de notre inquiétude ou de notre sérénité, nous considérons le critique hostile comme un adversaire personnel
Les moments très beaux sont toujours mélancoliques. On sent qu'ils sont fugitifs, on voudrait les fixer, on ne peut pas.
Vous n'ennuierez jamais un homme en le faisant parler de lui. Que de femmes ont fourni de triomphales carrières dans le métier d'écouteuse, où d'ailleurs écouter n'est pas nécessaire ; il suffit d'en avoir l'air.
En 1870, lorsque Dickens mourut, on raconte qu'un petit garçon demanda : "Mr. Dickens est mort ? Est-ce que le père Noël va mourir aussi ?"
Un raisonnement n'a jamais convaincu personne. Mais croire qu'un raisonnement de père puisse changer les idées d'un fils est le comble de la folie raisonnante.
Avec Chaucer (1340-1400), la littérature de langue saxonne atteint, dès ses débuts, à une perfection qui sera égalée, jamais dépassée. Un des effets de la guerre de Cent ans avait été de créer un préjugé contre la littérature française, devenue celle d'un pays ennemi. Les élites elles-mêmes souhaitent un grand écrivain saxon; elles le trouvent en Chaucer. Celui-ci, comme plus tard Shakespeare, a connu toutes les conditions humaines; il a vécu à la cour d’Édouard III; il a été ambassadeur à Florence, à Rome, et député à Westminster. Il est donc merveilleusement préparé à peindre un tableau complet et vivant de l'Angleterre de son temps. De ses œuvres, la plus importante , aux yeux de l'historien, est le fameux recueil des "Contes de Canterbury".
[...] ... La Guerre de Cent Ans fut donc une guerre dynastique, une guerre féodale, une guerre nationale et surtout, une guerre "impérialiste". L'objectif des marchands anglais, quand ils faisaient don au roi de vingt-mille sacs de laine pour payer les frais d'une campagne, était de se réserver les deux zones d'influence indispensables à leur commerce : les Flandres, acheteuses de laine, et le Bordelais, producteur de vin, l'argent touché à Bruges et à Gand payant les tonneaux venus de Bordeaux. Enfin, il faut ajouter que cette guerre fut populaire en Angleterre parce qu'elle conduisit les armées dans un pays riche où elles firent un butin abondant. Edouard III et ses barons étaient "la fleur de la chevalerie" mais "leurs écus emblasonnés servirent d'enseignes à une entreprise de pillage" dont on peut suivre, dans Froissart, les déplorables progrès. "Et furent les Anglais, en la ville de Caen, seigneurs trois jours ; et envoyèrent par barges tous leurs gains ; draps, joyaux, vaisselle d'or et d'argent et toutes autres richesses jusqu'à leur grosse marine ... On ne peut croire en la grande foison de draps que les Anglais trouvèrent en la ville de Saint-Lô ... Louviers était une ville de Normandie où l'on faisait beaucoup de draperies ; elle était grosse, riche et marchande mais point fermée, elle fut robée et pillée ..." Toute l'Angleterre était remplie des dépouilles de la France de sorte qu'il n'y avait pas une femme qui ne portât quelque ornement ou n'eût en sa main du beau linge ou quelque gobelet, part du butin envoyé de Caen ou de Calais. ... [...]
Au moment de la naissance de Tourguéniev, en 1818, la Russie est un pays d'autarcie absolue et naïvement impitoyable.
Si les hommes comprenaient mieux les dangers que comporte l'emploi de certains mots, les dictionnaires, aux devantures des librairies, seraient enveloppés d'une bande rouge:
« Explosifs. A manier avec soin ».
Il écrivit sur son maître, pour un journal, un article nécrologique dont la publication fut interdite par la censure de Saint-Pétersbourg. Ce n'était pas que l'article fût subversif, mais Gogol était un écrivain, "tous les écrivains étaient dangereux, et des louanges posthumes trop vives ne pouvaient qu'encourager les jeunes gens à des occupations blâmables." Tourguéniev ne protesta pas, mais envoya son manuscrit à Moscou, où un censeur plus négligent le visa. L'histoire fut racontée à l'Empereur, qui ordonna l'arrestation de Tourguéniev.
Le biographe moderne, s'il est honnête, s'interdit de penser : "Voici un grand roi, un grand ministre, un grand écrivain ; autour de son nom a été construite une légende; c'est cette légende, et elle seule, que je souhaite exposer." Non. Il pense : "Voici un homme. Je possède sur lui un certain nombre de documents et de témoignages. Je vais essayer de dessiner un portrait vrai. Que sera ce portrait ? Je n'en sais rien. Je ne veux pas le savoir avant de l'avoir achevé." [Aspect de la biographie. p. 128 ]
Le vrai mal de la vieillesse n'est pas l'affaiblissement du corps, c'est l'indifférence de l'âme.
Les souvenirs de l'enfance ne sont pas, comme ceux de l'âge mûr, classés dans les cadres du temps. Ce sont des images isolées, de tous côtés entourées d'oubli, et le personnage qui nous y représente est si différent de nous-mêmes que beaucoup d'entre elles nous paraissent étrangères à notre vie. Mais d'autres ont laissé sur notre caractère des traces à ce point ineffaçables que nous reconnaissons leur vérité passée à la force présente de leurs effets.
Aucun homme n'est parfait sauf celui que votre femme a failli épouser avant de vous connaitre.
Il semble y avoir, dans les paysages russes, une mystérieuse beauté dont ceux qui les ont connus gardent jusqu’à la mort l’amour et le regre
[...] ... Des amis et disciples de Colet, le plus remarquable, Thomas More, fut à la fois un grand fonctionnaire et un grand écrivain de qui l'"Utopie" est le meilleur livre du temps. More avait inventé ce mot, "Utopie" (pays qui ne se trouve en aucun lieu) comme Renouvier, plus tard, inventa l'"Uchronie." Rien de plus intéressant que de connaître les rêves d'avenir d'un (H. G. ) Wells du XVème siècle. Hostile à la gloire militaire, More souhaitait la mort de l'esprit de chevalerie ; il annonçait le communisme, le mépris de l'or, le travail obligatoire pour tous, mais limité à neuf heures par jour ; il blâmait l'ascétisme monacal et croyait à l'excellence de la nature humaine ; enfin, dans son "Utopie", toutes les religions étaient autorisées et le christianisme lui-même ne jouissait d'aucun privilège. On a souvent rapproché ces idées théoriques de More de sa vie pratique et on s'est étonné que ce prophète de la tolérance ait été un chancelier intolérant, puis un martyr. Mais créer un pays imaginaire et administrer un pays réel sont deux opérations sans rapports entre elles et les nécessités de l'action ne sont pas celles de la pensée libre. ... [...]
XLII - Le premier amour.
C'est une redoutable responsabilité, madame, que d'être le premier amour d'un homme de génie. Et même de tout homme.
Les circonstances, mes livres, des amitiés avaient fait de moi l'avocat et l'incarnation d'une étroite entente entre la France, l'Angleterre et les Etats-Unis. Dès qu'une difficulté semblait diviser ces trois pays, les gouvernements me demandaient d'écrire, tantôt en français, tantôt en anglais, des articles propres à dissiper le malentendu. Pour toute fête franco- britannique, qu'elle fût littéraire ou sportive, anniversaire d'un grand écrivain ou commémoration d'un événement, on exigeait de moi une présence, un discours. J'aurais pu refuser ? Sans doute, mais je croyais profondément à la nécessité, si l'on voulait sauver notre civilisation libérale, de maintenir des liens toujours fragiles. Or c'était un fait que j'étais presque seul à jouer ce rôle.
Au commencement avait été Illiers, une petite ville aux confins de la Beauce et du Perche, où quelques Français se serraient autour d'une vieille église encapuchonnée sous son clocher ; où un enfant nerveux et sensible lisait, les beaux après-midi du dimanche, sous les marronniers du jardin, François le Champi ou le Moulin sur la Floss ; où il entrevoyait, à travers une haie d'aubépines roses, des allées bordées de jasmin, de pensées et de verveines, et restait là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec sa pensée au-delà de l'image ou de l'odeur. « Certes, quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait, ce coin de nature, ce bout de chemin n'eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu'ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères », et pourtant c'est son exaltation qui a porté jusqu'à nous le parfum de ces aubépines mortes depuis tant d'années, et qui a permis à tant d'hommes et de femmes, qui n'ont jamais vu et ne verront jamais la France, de respirer en extase, à travers le bruit de la pluie, l'odeur d'invisibles et persistants lilas.
1968 - [p. 94/95]