Gloire tardive nous raconte les espoirs déçus d’un petit fonctionnaire qui a pris de l’âge, Edouard Saxberger. A vingt ans, il se voyait poète, et avait publié un recueil de vers, intitulé Promenades, mais la vie depuis l’a rattrapé, et il va à son travail, dîne avec des amis ou… se promène aujourd’hui selon un schéma aussi morne que défini à l’avance. Mais ses petites habitudes volent en éclat le jour où un jeune homme sonne chez lui et demande à le voir : ce dernier fait partie de la « Jeune Vienne » et, conquis par Les Promenades qu’il a trouvées chez un bouquiniste, rêve de parler à ce grand poète dont il s’est fait un modèle. Il embarque Saxberger à sa suite, lui présente ses amis et collègues littérateurs, la possibilité d’une soirée littéraire se profile… Le vieux Monsieur réagit d’abord avec étonnement, gêne ou modestie, mais il cède peu à peu aux sirènes de la gloire et de la vanité, s’attache à un statut de maître, n’attendait plus depuis longtemps. Bientôt, une question pointe, impérieuse et porteuse de bien des angoisses : et s’il avait fait fausse route dans sa vie ? Et s’il lui fallait aujourd’hui reprendre l’écriture ?
Lorsque j’ai voulu me renseigner sur ce texte et que j’ai parcouru un peu les sources allemandes, j’ai vu (sur Wikipédia) qu’une polémique avait éclaté en Allemagne à la sortie de ce texte, car certains auraient craint un canular littéraire. Ce ne serait pas la première fois qu’un pastiche érudit viendrait à tromper les foules… Je comprends cette méfiance, d’autant plus que le texte apparaît d’une brûlante actualité. Il parle moins de littérature, en effet, que de représentation de soi, de logiques de groupe et de stratégies détournées pour attirer l’attention (des lecteurs, des critiques… mais aussi de l’autre, quel qu’il soit). La galerie des personnages de la jeune Vienne est haute en couleurs, en partie inspirée des littérateurs que fréquentait Schnitzler à l’époque – et elle n’est pas tendre. Je me souviens de cette scène, où chaque littérateur explique aux autres les conditions spéciales dont il a besoin pour travailler : le soir uniquement, sur tel bureau, selon telle mise en place.
En avouant à demi-mots qu’il peut écrire à n’importe quel moment et dans n’importe quelle condition, le plus jeune de la troupe récolte railleries et condescendance. Chez nos artistes, beaucoup de pose, au final : il s’agit pour eux de fantasmer sa place dans le champ littéraire, s’imaginer nouveau poète maudit plutôt que de passer des heures à plancher sur leur prochaine oeuvre.
Mais chez Schnitzler, cela va plus loin qu’une bête et méchante opposition entre anciens et modernes. Saxberger est au fond tout autant dans l’erreur que ses admirateurs improvisés, et le ridicule n’amène jamais à la détestation des personnages. On devine aussi toute la détresse de ces «artistes» avec ou sans reconnaissance, qui se perdent dans le relationnel, avides d’être lus et de glaner quelques commentaires, quand eux-mêmes n’ont le temps de lire personne. En cela, Schnitzler pointe un défaut encore bien actuel, et nous tend un miroir peu flatteur, mais un rien indulgent. J’ai été touchée par le parcours symbolique et mental de Saxberger, par les étapes qu’il traverse pour arriver à la conclusion finale – que je ne vous révélerai pas.
C’est donc un très beau classique, à la fois reflet de son temps (la Jeune Vienne est un groupe artistique et littéraire ayant réellement existé, et la plupart des questions qui se posent à cette époque en littérature nous concernent encore aujourd’hui) et d’une étonnante modernité. Est-ce la traduction, le style épuré, presque clinique de l’auteur, ou encore les corrections d’une autre main ? J’ai trouvé que ce texte savait trouver les mots justes pour évoquer les multiples et contradictoires émotions de Saxberger, sans exagération ni larmoiements. Cette lecture m’aura laissée songeuse, et j’ai d’ailleurs fort tardé à en rendre compte, comme s’il m’avait fallu un peu de temps pour la digérer. Elle m’a fait réfléchir sur mon propre rapport à l’écrit et à mes quelques lecteurs, m’a invitée, en passant, à courir moins après les retours directs, et à mieux garder le cap dans mes projets créatifs. A ce compte-là, ce serait presque une lecture d’hygiène mentale.
Lien :
https://gnossiennes.wordpres..