À la faveur d'une relecture toute récente de ce magnifique roman, L'Amant de Lady Chatterley, qui est sans doute le roman le plus connu de D.H. Lawrence, une sensation m'est venue spontanément... S'il est une activité qui me met en joie, une joie fulgurante, gourmande et insatiable, c'est bien celle de ... lire. Ah ! Lire... Lire sans entrave, lire n'importe où, n'importe quand, lire dans toutes les positions, lire seul ou pourquoi pas en charmante compagnie... Mais lire, oui, lire ! Il y a parfois quelque chose de furieusement jouissif dans la lecture... Un peu comme...
Tenez, un peu comme ce dont parle ce livre avec des mots si merveilleux, si brûlants et en même temps si simples.
Mais pourquoi ce livre est-il si beau ? Je n'arrête pas de me poser cette question, de la retourner dans tous les sens, fermer les yeux, revenir sur mes pas, faire le chemin en sens inverse, dans cette odeur des bois et de terre mouillée où j'aimerais tant marcher pieds nus sur les campanules à peine écloses, gorgées déjà de toute l'ivresse du jour à venir...
Il y a sans doute plusieurs lectures possibles de ce roman qu'on a parfois voulu cataloguer au rayon de la littérature érotique. Quand je dis rayon, c'est à peine une image, car paraît-il, c'est à cet endroit que certaines librairies le rangent...
J'ai y vu une histoire d'amour, mais cette histoire n'aurait su éclore sans le contexte historique et social qui la porte.
Elle s'appelle Constance et vient d'épouser Sir Clifford Chatterley, un riche aristocrate anglais. Nous sommes dans la vieille Angleterre puritaine et encore rurale du début du vingtième siècle. Clifford revient de la première guerre mondiale le corps abimé, disloqué comme tant d'autres hommes revenant de cette boucherie. Imaginez toutes ces femmes qui durant cette guerre se sont tant impliquées en arrière-plan, se sentant libérées, devenues responsables... Voir leurs hommes revenir du front, blessés atrocement. À quoi peuvent-elles songer alors, elles dans la force de l'âge et la plénitude de leurs corps ? Une forme d'amour mêlée de loyauté existe encore, fortement ; Lady Chatterley aime profondément Clifford, mais elle ne serait pas Lady Chatterley, c'est-à-dire une femme dans l'éveil, sans la paralysie de son mari.
La vie au manoir de Wragby devient pour Constance un vide, une vie qui n'existe plus. Dans ce lieu clos, Constance souffre. Elle ressent sa vie auprès de Clifford comme un sacrifice. Elle est malheureuse, triste, s'éteint peu à peu. Pour autant elle ne veut pas abandonner Clifford.
Le corps endormi de Constance ne demande qu'à s'éveiller. Le bois qui entoure la propriété devient alors son seul refuge, son sanctuaire. Et c'est au détour d'une clairière, offerte comme une brèche dans la tranquillité du bois, que Constance fait la connaissance d'Oliver Mellors, le garde-chasse de la propriété. C'est la rencontre avec un homme qui fait sa toilette derrière sa cabane, offrant son torse nu à la lumière du jour et au regard troublé de Constance, éprise brusquement elle aussi de cette lumière.
Alors Constance se met à respirer. Son corps veut naître de nouveau, ressusciter, émerger et s'embraser au soleil du printemps. Elle se sent brusquement comme un bateau sans attache, libre de voguer. Elle se laisse pénétrer par l'odeur des fleurs. Par l'amour aussi.
Ainsi surgit l'homme des bois, avec l'odeur des arbres, de l'humus et du désir. Forcément ces deux-là ne sont pas du même monde. Et c'est là aussi l'une des forces du roman qui est une peinture sociale de cette Angleterre encore rurale qui bascule brusquement dans l'ère industrielle. C'est une peinture sociale et psychologique.
Mutation où les paysans deviennent des ouvriers, où les aristocrates deviennent des patrons et ne savent pas trop comment faire. Où les paysages bougent aussi, les champs et les bois deviennent des mines à exploiter...
Mutation où les femmes de ces aristocrates sont amenées à sortir de chez elles, lâcher leurs occupations domestiques quotidiennes, rencontrer des hommes bien différents, des hommes qu'elles découvrent dans leur milieu, des gueux jetés sur les routes, des écrasés, et ceux qui ne sont pas abimés par la guerre ont un corps qui frémit dans la lumière, ne déplaît pas aux femmes. Ces hommes ont un cœur aussi...
Mutation où chacun sort de son entre-soi et cela peut faire des rencontres improbables. Parce que la solitude humaine ne connaît pas les frontières sociales.
Dans ce texte à forte portée sociale, la dimension érotique est un chemin de rencontre, ni plus ni moins.
Il n'est pas question d'adultère ici, puisque Clifford était favorable dès le départ à ce que Constance puisse réaliser son rêve d'avoir un enfant, et par ce biais prolonger le nom de la famille...
Cependant la transgression est bien là : faire l'amour avec quelqu'un qui n'est pas de la même classe sociale.
Dans cette mutation, les corps aussi vivent cela à leur manière, une sorte de dérive, des respirations nouvelles, la différence de l'autre dans cette brutalité parfois vorace fait jaillir le désir.
La tranquillité et le silence de l'homme viennent la prendre aux entrailles.
Constance Chatterley et Oliver Mellors vont devenir amants...
Ils vont devenir amants parmi le cri des geais et l'odeur des jacinthes, parmi les forces souterraines qui les guident, parmi la terre et leurs peaux.
Ils n'ont pas appris à se parler, à se comprendre, à savoir échanger. Et si la meilleure manière de communiquer lorsque les codes vous éloignent l'un de l'autre... et si la meilleure manière de s'apprivoiser était par l'entremise du désir et des corps ?
L'ivresse de la découverte de leurs corps épris, les jette l'un vers l'autre, sans attache, sans rempart, sans honte, les jette au bord du vide de leurs vies, ces vies qui s'emplissent brusquement de ce trop plein de désir, envie de ne plus être seul, envie d'exister, envie peut-être d'aimer aussi.
C'est une histoire d'amour tout simplement, où l'on parle, où l'on s'ébat, où l'on se débat, où les amants parlent avant et après l'amour, savent mettre des mots sur ce qu'ils ressentent dans leurs entrailles et leurs âmes, où le mot et la chose ont autant d'importance l'un que l'autre, sont en harmonie. Les mots parviennent à dire la sensualité des corps et le frémissement des cœurs, des mots qui nous sont adressés par ce livre et m'ont touché là.
Ainsi j'ai trouvé beau et touchant ce qu'ils faisaient de ces mots livrés à eux, parfois même l'homme parlant dans un patois britannique, la découverte des parties les plus intimes de leurs corps, les mots posés sur leur nudité, chaque mot devenant à son tour comme un tremblement.
Une façon de toucher avec les mots, avec les mains aussi, l'essence du monde, une façon pour eux d'être au monde, de s'emplir de ce monde ou peut-être de renaître dans ce monde.
Et le cœur qui s'en mêle, n'oublie jamais d'être présent à chaque instant.
C'est un plaisir qui ouvre leur corps comme un chant d'amour.
J'imaginais alors leurs visages ébahis de lumière et de plaisir, rafraichis par l'amour, après l'amour. Comme c'est beau tout ceci lorsqu'on le voit comme je l'ai vu, à travers les mots de l'auteur.
Dans cette clairière, dans cette cabane, parfois nus en courant sous la pluie, j'ai imaginé qu'ils repoussaient sans cesse les limites de leurs corps, c'est un vertige qui leur donne brusquement la sensation que le monde qui les habite s'étend plus loin que leur bras et leurs jambes entremêlés, ce monde qui s'étend par-delà le mouvement de leurs corps dans la terre mouillée qui semble les engloutir à jamais, ce monde qui donne l'impression de s'étendre à l'infini tout en étant peut-être concentré dans un seule seconde, un seul battement de cœur, un râle, un soupir, une respiration à chaque balancement de leur étreinte, dans l'orgasme qui vient, qui les embrase et les fusionne l'un à l'autre.
Ils vont à tâtons vers le corps de l'autre comme un territoire inconnu. La cassure sociale rend-elle ce corps de l'autre comme une géographie nouvelle ?
Parmi la comédie des corps il y aussi le sublime où s'élève l'âme, un peu comme le grain qui sort de l'ivraie. Où l'âme est caressée, chatoyée, chahutée, sublimée.
C'est un voyage sensuel dans l'amour.
J'ai senti que l'auteur voulait aussi nous glisser le propos que le sexe n'empêche pas l'amour et que l'amour n'empêche pas le sexe. Mais selon moi, le livre ne doit surtout pas se réduire à cette seule pensée, si toutefois c'est une pensée.
Les pages d'amour de ce roman sont magnifiques, c'est-à-dire l'amour que découvrent et vivent Constance et Mellors dans cette clairière coupée du reste de l'existence. Je voudrais les relire, je voudrais revenir à elles. Je voudrais vous donner envie de chavirer vers ces pages à gorges déployées.
Ici j'ai ressenti que l'auteur savait dire cette chose étrange qui souffre et qui lutte et que l'on nomme l'âme humaine.
Mais surtout, surtout, ce qui m'a sans doute le plus fasciné, ce sont les mots de cet écrivain, les mots d'un homme pour dire le désir d'une femme de vouloir devenir libre, être aimée, les sensations qu'elle exprime au seuil de son corps, prête à accueillir l'autre, pour dire l'orgasme féminin, ce sont les mots d'un homme écrivain qui exprime ce qu'une femme ressent.
Quand on y pense, ces mots ont été écrits il y a un siècle déjà, même si ce livre a été censuré en Grande-Bretagne jusqu'en 1960...
Ce sont pour moi les pages les plus troublantes, les plus solaires, les plus sublimes de ce roman....
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