Au cœur de ce livre, là encore, la honte. Longtemps, Herbjørg Wassmo l'a esquivée, racontant des histoires de femmes dures à l'ouvrage, prêtes à mourir par passion, à tuer par amour (1). Situées à l'extrême pointe septentrionale de la Norvège, là où les nuits sont infinies, ses grandes sagas, Le Livre de Dina ou L'Héritage de Karna, marchaient dans les pas de ces furies terriblement humaines. Cent Ans vient boucler la boucle, osant l'autobiographie à condition de la napper de fiction pour rendre la narration moins transparente, ou plus tragique. Cent ans, c'est le nombre d'années qui séparent Sara Susanne de son arrière-petite-fille, Herbjørg. L'une est née en 1842, sixième enfant d'une famille modeste, vite mariée à un commerçant. L'autre est apparue en 1942, par une nuit de tempête, chez une mère peu aimante et mal comprise.
Herbjørg Wassmo recompose ainsi quatre générations, se glissant dans ces aventures familiales, à la fois observatrice et sujet. Unions arrangées, ribambelle de bébés plus ou moins désirés, exils et deuils émaillent cette fresque somptueuse, qui décrit aussi un pays exigeant beaucoup des individus. Dans le Nordland, on vit de la pêche intensive, les hommes partent longtemps sur des bateaux de fortune, les femmes restent à terre, trimant comme des esclaves pour nourrir les enfants par dizaines. Herbjørg Wassmo nous transporte dans ce quotidien rugueux où le progrès met du temps à venir.
Sara Susanne est la figure de proue du roman, celle par qui le scandale arrive, quand le pasteur veut peindre son visage sur un retable pour représenter l'Ange à Gethsémani. Son portrait figure toujours dans la cathédrale de Vågan, sur l'une des îles Lofoten. Sara Susanne n'est pas, en réalité, l'aïeule de Herbjørg Wassmo. En se choisissant l'ancêtre qui lui convient - « mais la vérité pure existe-t-elle chez les humains ? », rétorque la romancière -, Wassmo peut désormais tout oser : le réel et la fiction, les joies et les douleurs de sa famille (y compris la honte tue jusque-là), ou celles de tous les habitants du Nordland.
Enfant, Herbjørg Wassmo se cachait pour écrire son journal dans de petits carnets. « Le contenu est terrifiant », précise-t-elle. Pour le dévoiler, elle avait besoin de revenir cent ans en arrière. Et si le début est une invention, il est aussi la preuve que la littérature est salvatrice. Les lecteurs n'y trouveront rien à redire : Cent Ans est une œuvre intime et charnelle autant qu'une épopée éblouissante et déchirante.
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