Un air de fierté dans le regard, le capitaine voyait la plateforme orbitale s'éloigner depuis la passerelle de commandement du plus puissant vaisseau intergalactique d'exploration de la Fédération. « Son » vaisseau.
La porte d'accès à la passerelle glissa dans son logement. le lieutenant pénétra à l'intérieur.
« Tout se passe bien ? demanda le capitaine.
-- Oui monsieur. le dégagement orbital est en bonne voie et nous pourrons activer les moteurs ultraluminiques dans quelques minutes.
-- Très bien. » le capitaine jeta un oeil sur son second. Ce dernier tenait à la main un livre dont il put déchiffrer le titre en se tordant le cou. « Manuel d'introduction aux contacts extraterrestres, par James T. Kirk. Vous espérez apprendre quelque chose d'utile là-dedans ?
-- Eh bien, répondit le lieutenant avec hésitation, il est inscrit parmi les incontournables manuels de la Fédération. Tout explorateur spatial se doit de l'avoir lu. Vous n'êtes pas d'accord ?
-- Hmmf ! Tout ce que vous apprendrez, ce sont les mille et une façons de séduire les belles extraterrestres. Non, si vous voulez vous instruire sérieusement pour notre mission, lisez plutôt ceci. » le capitaine sortit de sa poche un petit livre jauni par le temps et le donna à son second.
«
Un vaisseau fabuleux et autres voyages galactiques, par
Philip K. Dick, énonça ce dernier. Jamais entendu parler. Il ne fait pas partie des recommandations de la Fédération il me semble.
-- Vous avez raison. La raison en est qu'il a été écrit avant que la physique ultraluminique ne soit comprise, avant même le premier alunissage en fait. Mais ce Dick était un visionnaire. On en apprend plus sur les dangers de l'exploration spatiale en lisant ces histoires qu'en s'abîmant les yeux sur milles manuels indigestes. »
Le lieutenant feuilletait l'ouvrage. « Ah, je vois ; les leçons sont insérées dans de petites histoires. Cela ne dilue-t-il pas trop le message principal ?
-- Au contraire ! Il s'agit d'imprimer fortement les leçons dans l'esprit du lecteur en les présentant à travers des exemples décrivant ce qu'il ne faut pas faire. Ainsi, le premier chapitre, « L'heure du Wub », prouve qu'il vaut mieux éviter de manger n'importe quoi sur une autre planète, en particulier si ce n'importe quoi parle notre langue. le deuxième, « le canon », prévient qu'une civilisation qui s'est autodétruite peut encore receler des dangers pour l'explorateur.
-- Et celui-ci, « Colonie » ?
-- Ah, l'un des meilleurs. Il rappelle qu'en exploration on ne peut se fier à ses sens. Certains objets communs comme un tapis ou une voiture peuvent se révéler être des organismes vivants au haut potentiel mimétique. Je vous conseille aussi « L'ancien combattant » qui montre que des extraterrestres peuvent avoir des capacités de manipulation et de conjuration aussi aiguisées que les nôtres ; et « Mission d'exploration » qui rappelle la leçon essentielle : le plus grand ennemi de l'humanité, c'est l'humanité elle-même.
-- Je vois cependant que l'on parle beaucoup de Martiens, de Vénusiens ou d'habitants des satellites de Jupiter. Aucun de ces peuples n'existe. de telles âneries risquent de dégrader la portée du message, ne pensez-vous pas ?
-- Non. Il suffit de présenter ces chapitres comme des contes ou des fables. Avez-vous oublié la force d'éducation des contes lieutenant ? Il n'y a rien de mieux pour éduquer un homme. Et je vous rappelle l'ancienneté de l'ouvrage. A l'époque, personne n'avait prouvé que les Martiens n'existent pas. »
Le silence s'abattit tandis que le lieutenant parcourait l'ouvrage et que le capitaine contemplait la Terre qui rapetissait à une vitesse de plus en plus élevée.
« Ce monsieur… Dick a-t-il écrit d'autres manuels dans le même genre ? demanda le lieutenant.
-- Pas à ma connaissance, répondit le capitaine avec amertume. Il s'agit d'un de ses premiers écrits. Si vous lisez le quatrième de couverture, vous découvrirez qu'il décida de se consacrer à d'autres sujets tels que la distinction entre réalité et illusion et autres sottises schizophrènes qui ne sont d'aucun intérêt pour notre mission. C'est vraiment dommage.
-- Aucun intérêt ? Je ne sais pas… Imaginez par exemple que nous ne soyons que des personnages inventés par un lecteur enthousiaste de cet ouvrage qui aurait décidé d'en faire la critique sous une forme romancée afin de lui donner plus de caractère. Réalité et illusion seraient alors fortement intriquées, ne pensez-vous pas ? »
Le capitaine jeta un oeil inquiet à son second. « Un lecteur tel que vous le décrivez serait particulièrement aliéné à mon avis. Vous vous laissez emporter par votre lyrisme lieutenant. Il est temps de vous concentrer sur votre travail. Ordonnez aux machines d'activer les moteurs ultraluminiques. Les galaxies nous attendent. »