C'est au moment où je m'attelle à la rédaction de ce billet que je réalise ne pas connaître le nom du narrateur du roman de Viet Thanh Nguyen. Il en ressort une drôle de sensation, car si cet anonymat colle bien avec son statut d'espion, il détonne en revanche avec cette impression d'avoir pénétré, au cours de la lecture, son intimité profonde.
C'est sous l'identité du Capitaine que nous est désigné ce héros, espion mais pas James Bond, le terme de "taupe" me semble d'ailleurs mieux convenir à sa mission comme à sa personnalité. Bras droit d'un Général du Sud-Vietnam dans les années 1970, ce Capitaine est en réalité au service des communistes. C'est un homme cultivé, qui parle un anglais parfait, sans accent (il a étudié plusieurs années aux Etats-Unis), reconnu pour sa discrétion et son efficacité.
"Le sympathisant" débute en 1975, à Saigon et en plein chaos : débordées par l'armée Viet Cong, qui est sur le point de prendre le contrôle du pays, les troupes américaines se retirent. Le héros fuit aux Etats-Unis avec une partie de l'état-major du Général. Parmi eux son ami d'enfance Bon, avec lequel il forme un trio complété par Man, surnommé "Les Trois Mousquetaires", scellé par un serment de fidélité éternelle... C'est Man qui a initié le narrateur à la doctrine communiste, et qui lui sert de contact au sein de l'organisation pour laquelle il oeuvre, dans l'ombre. Bon est quant à lui un fervent nationaliste.
Depuis l'exil, la rébellion s'organise, le Général constitue une escouade d'avant-garde entraînée pour rejoindre le Vietnam via la Thaïlande. Bon veut en découdre avec les Vietcong, alors il en est. Le Capitaine suit, pour veiller sur son ami...
C'est la voix dudit Capitaine qui porte le récit, écrit depuis un lieu d'incarcération à l'intention d'un commandant dont nous ne découvrirons l'identité qu'à la fin du roman. Avant cela, nous découvrons la personnalité complexe du narrateur, comme prédestiné à cette vie d'ombre et de duplicité. Il a en effet toujours été "double", fils d'une Vietnamienne et d'un prêtre français qui ne l'a bien sûr pas reconnu... Depuis toujours traité de "bâtard", rejeté par ses camarades, tiraillé entre Orient et Occident, sa mère, aimante et valorisante, a été le pilier de son enfance.
Sans doute est-ce sa particularité et la tolérance maternelle qui ont fait de lui cet homme empathique, capable, au-delà de ses convictions, de compréhension et de compassion y compris pour ceux censés être ses ennemis. De même, il montre beaucoup de finesse, de clairvoyance, dans son analyse des autres, de ce qui les motive comme de ce qui les limite. Et c'est pourquoi, déchiré entre son engagement et son humanité, contraint d'agir en dépit de ses affinités, il est hanté par les fantômes de ceux qu'il a vu mourir, parfois de sa main...
"Le sympathisant" est un récit dense, souvent lent, confession mêlant relation de faits et considérations du narrateur sur son environnement, sur lequel il porte un regard dénué de tout manichéisme, interpénétrations entre ce qu'il montre et ce qu'il est, révélant une structure psychologique bien plus complexe, bien plus périlleuse qu'une simple dualité, et la souffrance induite par la nécessité d'une dissimulation et d'un mensonge permanents. Une posture d'autant plus douloureuse qu'il est un homme de la nuance, de l'entre-deux. Bien qu'attaché à son pays, pour le meilleur et le pire, car c'est le monde qu'il contient en lui, auquel il se sent intimement appartenir, avec ses odeurs, ses couleurs, sa nature, ses goûts, son grouillement, mais aussi avec son destin tragique, ses famines, ses guerres, il ne rejette pas pour autant certains aspects du monde occidental qui le séduisent et qu'il a facilement adoptés. Tel est le dilemme de cet exilé à la fois de son pays et de lui-même, nostalgique avec une acuité douloureuse mais sans angélisme, aussi critique envers son pays d'origine qu'envers sa nation d'accueil, dont il fustige par exemple la représentation égocentrique et restreinte du monde...
Il est comme pris entre ces deux univers qui ne se comprennent pas malgré leurs points communs, notamment cette barbarie liée au refus de la différence. Victime, en quelque sorte, du fonctionnement d'un monde où l'on choisit, plutôt que de bâtir des passerelles, d'édifier des murs...
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Miss Sunalee, qui l'a malheureusement abandonnée en cours de route, ainsi qu'elle nous l'explique ICI. J'ai pour ma part aimé le rythme lent de ce récit, mis au service de la richesse de ses personnages, et des thématiques auxquelles l'intrigue donne prétexte.
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