C’est par un étrange ouvrage que les éditions Aux Forges de Vulcain terminent leur année 2020. Fruit d’une passion partagée entre Xavier Mauméjean (son auteur), Anne-Sylvie Homassel (traductrice de L’Histoire de ma vie, l’auto-biographie d’Henry Darger paru chez le même éditeur en 2004) et David Meulemans (directeur des Forges), Henry Darger, dans les royaumes de l’irréel se penche sur la vie et l’œuvre d’un des artistes américains modernes les plus célèbres… et les plus atypiques du XXème siècle. Pour cela, Xavier Mauméjean, fervent passionné et écrivain dont la réputation n’est plus à faire (Car je suis Légion, American Gothic…), s’attelle à la tâche titanesque de passer en revue l’existence d’Henry Darger pour en dégager à la fois les thématiques profondes et les évènements déterminants.
Visite guidée d’un ouvrage aussi dense que passionnant.
Henry Darger ou le génie par accident
Né en 1892 à Chicago, Henry Darger connaît une enfance pour le moins chaotique entre la mort de sa mère alors qu’il a quatre ans puis un internement à l’âge de 13 ans pour… masturbation ! Après avoir enduré les « traitements » disproportionnés du Lincoln Institute, Henry s’échappe avant de devenir portier puis homme à tout faire à l’Hôpital. Lorsqu’il meure, en 1973, les propriétaires de son logement, Nathan et Kiyoko Lerner, découvre avec stupeur que ce vieillard fantasque mais discret a noirci 15.145 pages (!!!) formant une immense œuvre intitulée « In the Realms of the Unreal » et divers autres récits dont, notamment, son autobiographie en 5.084 pages. Mieux encore, les Lerners retrouvent d’immenses aquarelles/collages représentant son monde torturé où les royaumes chrétiens imaginaires d’Angelinia et Abbieannia livrent bataille à la nation de Glandelinia, esclavagiste et tortureurs d’enfants adorant des idoles plutôt que Dieu. C’est après la révolte de la jeune Annie Aronburg contre les Glandeliniens et la répression sanglante qui s’ensuit que les Vivian Girls, sept sœurs et princesses d’Abbieannia vont poursuivre la lutte contre l’oppresseur. Une œuvre monstrueuse, dans tous le sens du terme, émaillée de massacres et de tortures infantiles, de dragons à tête humaine ou encore d’interventions divines inattendues. Henry Darger, à la fois auteur et seul lecteur de son texte, devient l’objet d’études artistiques acharnés de par le monde, le consacrant comme l’un des représentants les plus célèbres de « l’art brut », un art autodidacte et marginal où l’artiste n’a pas conscience de son art, un exercice singulier où la dimension esthétique et significative ouvre le champ à de nouveaux territoires inconnus.
Le travail du biographe
Et ce sont justement ces territoires inconnus que Xavier Mauméjean se propose de nous faire découvrir à travers l’ouvrage présent. Passionné par le travail (et le parcours) de l’artiste, Mauméjean, non content de lui avoir consacré une thèse universitaire en 2019 et de l’avoir immiscé dans son roman American Gothic, scinde son ouvrage en deux parties distinctes.
La première détaille par le menu la vie d’Henry Darger de sa naissance à sa mort dans la ville de Chicago.
La seconde analyse les thèmes récurrents qui traversent son œuvre incroyable et pléthorique.
En tant que biographie, Xavier Mauméjean accomplit un travail remarquable qui passionne dès les premières pages. Le français ne se contente pas simplement de retracer le parcours de l’homme mais émaille son texte de considération sur les personnages importants de la vie d’Henry Darger (son père, sa marraine, Phelan, Elsie Paroubek…) et sur les évènements fondateurs pour la vie artistique de l’américain (la tornade lors de son évasion du Lincoln Institute, la mort d’Elsie Paroubek et la perte de sa photographie, la perte du premier manuscrit…).
En croisant ces éléments, Xavier Mauméjean croque l’homme ET l’artiste dans un même mouvement biographique pour que le lecteur comprenne au mieux la trajectoire du peintre-écrivain.
Abondamment sourcé (plus de 800 références), le texte s’accompagne d’extraits des textes de Darger traduit par Anne-Sylvie Homassel mais également d’apports extérieurs philosophiques et anthropologiques.
On peut reprocher à ce stade le nombre faramineux de notes et l’on aurait vraiment aimé un distinguo entre celles qui font office de sources (comme dans une thèse universitaire) de celles qui ont véritablement quelque chose à dire de plus. Heureusement, il est totalement possible de se passer des aller-retours incessants entre ces notes et le corpus principal en ne perdant rien au sens de la biographie et de l’analyse globale.
Derrière l’artiste
Mais la véritable plus-value du travail de Xavier Mauméjean, c’est la seconde partie théorique et analytique sur l’œuvre d’Henry Darger où le français dissèque les thématiques qui obsèdent l’artiste.
La sexualité, le rapport à Dieu, les Vivian Girls et les Glandeliniens, les dragons-serpents Blengiglomenean, la Guerre de Sécession, la violence… tout y passe de façon concise et remarquablement intelligente.
Donnant un éclairage profond et salutaire sur Henry Darger tout en triant ce qu’il est possible de connaître sur l’artiste et ce qu’il n’est pas possible (comme l’homosexualité dont Henry Darger n’a jamais explicitement discuté ou la raison de ses personnages féminins avec des attributs sexuels masculins), Xavier Mauméjean reste très terre à terre et colle au réel au lieu de fantasmer sur d’hypothétiques pulsions et vices de cet artiste dont l’œuvre provoque, forcément, une brutale réaction de la part de son observateur.
Plus intéressant encore, Mauméjean y adjoint une liste des « Moi potentiels » d’Henry Darger au cours de sa vie et au sein même de ses écrits qui montrent l’extrême densité des projections de l’artiste ainsi que la singularité totale de cette œuvre où Darger est à la fois auteur et seul lecteur.
Confession directe à Dieu autant qu’aventure introspective totale, l’art d’Henry Darger n’a pas fini d’intriguer et d’interpeller, ce que Xavier Mauméjean comprend ici mieux que quiconque.
Essai passionnant sur un artiste totalement hors-norme, Dans les royaumes de l’irréel explore l’œuvre et l’homme par le prisme de l’universitaire et du biographe. Xavier Mauméjean y déploie des trésors d’érudition et d’intelligence sur le sujet et renforce encore une fois notre envie d’en savoir davantage sur les écrits gargantuesques d’Henry Darger.
Lien :
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