AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Nathalie Bru (Traducteur)
EAN : 9782752912473
384 pages
Phébus (24/08/2023)
3.76/5   125 notes
Résumé :
C’est l’art et la littérature qui nous laissent imaginer l’humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes.

John Hubbard Wilson, professeur de littérature, l’a toujours dit à ses étudiants dans son cours sur Shakespeare : « Nous allons tous mourir. C’est ce qui se passe pendant que nous vivons qui doit compter – ce que nous apprenons, ce que nous savons, ce que nous finissons par comprendre avant de disparaître. »

Au crép... >Voir plus
Que lire après Rappelez-vous votre vie effrontéeVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (35) Voir plus Ajouter une critique
3,76

sur 125 notes
5
16 avis
4
10 avis
3
7 avis
2
0 avis
1
0 avis
Rappelez-vous votre vie effrontée, c'est le récit d'un homme qui va sombrer dans l'oubli.
John Hubbard Wilson a été un brillant universitaire, spécialisé dans le théâtre de William Shakespeare.
Jean Hegland, l'autrice, explore la fin de vie de cet homme qui, peu à peu, est emporté par la terrible maladie d'Alzheimer.
C'est l'histoire de cet homme qui se raccroche comme il peut au paysage de son existence, marqué essentiellement par sa connaissance littéraire et la passion folle qu'il voue au grand tragédien anglais. L'humanisme a-t-il encore un avenir ? C'est l'obsessionnelle question qu'il s'est posé tout au long de son existence.
Le paysage de sa vie est un paysage qui s'effondre par lambeaux, dans un temps étrange qui se disloque.
Dans cette histoire intime et douloureuse, il y a cette tentative de réconciliation d'un père et de sa fille Miranda, perdue de vue depuis plusieurs années, cela remonte aux dix-sept ans de la jeune fille. Jean Hegland peint ici un magnifique personnage de jeune femme, déchirée dans les tangages d'une vie qu'elle cherche à construire enfin.
C'est Sally l'actuelle femme de John qui, un jour, a appelé Miranda. Elles ne se connaissent pas. Sally est apicultrice comme Jean Hegland. Je suis entré en apesanteur lors d'une scène merveilleuse du livre où une abeille vient se poser dans un moment de grâce sur les lèvres de Sally, tandis que John demeure médusé, découvrant la passion de la femme qu'il aime, la dernière femme qu'il aimera, il n'a pas encore commencé à trébucher... Je suis entré dans la beauté de ce roman dès ces premières pages.
Est-ce trop tard, est-ce possible pour un homme dont les souvenirs se limitent désormais à convoquer auprès de lui ses plus proches fantômes, Hermione, Roméo et Juliette, Lear, Cressida, Cléoménès, Léontès, Falstaff... ?
« En naissant nous pleurons de paraître
Sur ce grand théâtre de fous. »
Plus que la relation ténue d'un père et d'une fille, toute la richesse et l'originalité du texte tiennent dans cette mise en abyme réalisée avec grâce par l'entremise du théâtre de Shakespeare qui fut presque la raison d'être et de vivre de cet homme, sacrifiant beaucoup de choses, à commencer par son rapport aux autres, l'amour, sa famille, sa relation avec sa fille unique... Dans les tourments de sa volonté de réussir, il a peut-être oublié d'aimer sa fille de l'amour inconditionnel dont elle avait besoin...
Shakespeare a tant parlé du mariage, de la mort, du désir, de la folie, de la vengeance. Que n'a-t-il dit sur la manière de mettre sa vie au service de l'amour des autres ? Que n'a-t-il dit sur l'oubli ? John regrette presque de n'avoir pas su fouiller ces thèmes chez le grand maître, il regrette aussi tant de choses, à commencer par ses lâchetés...
Rompre avec les défaites du passé. Mais il sait sans doute déjà que ses regrets s'effaceront bientôt comme un dessin incrusté dans le sable qu'une vague viendra balayer. L'amour est-il un rêve ?
Les tirades résonnent dans sa mémoire, comme s'ils les entendaient tout près de lui, comme si elles sonnaient à propos, dans la justesse qui tient encore le passé et le présent sur un même fil.
Ici, le passé et le présent s'entrelacent, se cognent, se percutent, s'épousent furieusement.
« Étrange alchimie que celle du besoin,
Qui sait rendre d'humbles choses précieuses. »
John Hubbard Wilson sait qu'il va peu à peu oublier et il tend une main désespérée vers le souvenir confus de sa fille, ou bien c'est peut-être vers la scène d'un théâtre où le rideau s'ouvre, où l'on devine au loin la rumeur des personnages dans la chambre verte, à l'endroit où ceux-ci s'apprêtent à se transformer...
Cette fille qui attend depuis l'âge de dix-sept ans... Elle et son coeur insensé qui attendent... Les malentendus, les non-dits sont venus après ce drame de Londres, qui est passé inaperçu aux yeux de son père. Puis, elle a cherché à protéger cette nouvelle personne qu'elle essayait de devenir... C'est un portrait de famille où les liens abimés ne se réparent pas facilement.
Elle tente elle aussi de revenir, renouer le lien, mais c'est comme une vague qui la renvoie au passé, ou plutôt c'est son père à présent qui la renvoie, ne la reconnaît plus, ou par bribes, il est dans cette grande demeure inconnue, avec d'autres résidents comme lui, il oublie et devient même violent.
Pourtant il ne suffirait pas grand-chose pour que les réminiscences lui ramènent les rires d'une petite fille à qui il apprenait par coeur les répliques préférées d'un certain Will.
La solitude de John dans cette maison médicalisée m'est apparue déchirante, malgré la bienveillance du personnel et la sobriété des mots.
Dans cette chambre où parfois le vent vient soulever le rideau de la fenêtre, c'est comme une scène qui apparaît, avec des ombres vivantes et des fantômes absents. Tout se confond dans sa mémoire broyée, le théâtre de Shakespeare, le temps où il enseignait à ses élèves et le temps d'aujourd'hui. Comme le spectre dans Hamlet, les souvenirs et les vivants disparaissent quand il les appelle.
Pourtant, patiente et obstinée, dans un besoin inconsolable de comprendre et d'être aimée, Miranda s'efforce de revenir à chaque fois vers son père, tandis qu'un monde vert se reflète dans les yeux de sa fille. John le voit-il, le perçoit-il ?
Est-ce que pardonner compte plus que comprendre ?
« Oubliez et pardonnez ».
Ce formidable texte traversé de lumières, véritable ode aux humanités et à la littérature qui sauve des naufrages, m'a touché, un récit sur la mémoire, le déclin, la transmission, la filiation. L'écriture est emplie de pudeur et de sensibilité, sert avec beaucoup de justesse la construction d'une narration adossée avec subtilité au théâtre de Shakespeare, c'est un récit qui m'a happé de bout en bout, peut-être parce qu'il appelle l'enfant à l'intérieur de nous, celui qui tend les bras et veut être aimé pour ce qu'il est.
« Si vous, ombres, nous vous avons offensés,
Pensez donc, et tout sera réparé. »
À la toute fin du roman, j'ai mieux compris le dessein qui avait animé Jean Hegland, ce projet d'écrire ce livre beau et poignant comme la vie qui file entre les doigts, juste avant que le rideau ne se referme à jamais...

« C'est l'art et la littérature qui nous laissent imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes. »

Rappelez-vous votre vie effrontée est le second roman que je lis de cette autrice américaine qui a très peu écrit, Jean Hegland, après celui qui fut pour moi un véritable coup de coeur, son premier roman, Dans la forêt.
Commenter  J’apprécie          5444
John Hubbard Wilson, professeur de littérature, grand spécialiste de Shakespeare, aurait pu vivre de belles années auprès de Sally, sa dernière épouse, une apicultrice de son âge. La maladie a frappé, une maladie implacable qui ronge sa mémoire et le met en danger. Sally doit se résoudre, la mort dans l'âme, à le confier à une institution qui veille sur les patients atteints d'Alzheimer. Mais avant que la santé mentale de John ne soit trop dégradée, elle insiste : John doit revoir Miranda, sa fille unique. le père et la fille ont rompu toute relation dix ans auparavant, à la suite d'un voyage à Londres qui s'est très mal déroulé. Sally en est sûre : il est encore temps... de pardonner et... d'oublier ?

Il est quelquefois difficile de trouver les mots justes pour rédiger une critique. Et c'est bien le cas aujourd'hui, tant j'ai été touchée par le roman de Jean Hegland : rappelez-vous votre vie effrontée. L'autrice nous dépeint un intellectuel qui a passé sa vie à étudier Shakespeare, à analyser des pièces et des personnages. Shakespeare est son monde et sa référence. Il maîtrise parfaitement l'anglais du 16ème siècle - l'anglais élizabethain.
Au terme de sa vie, alors que tout son système de références s'effondre, que rien n'a plus véritablement de sens, ce professeur se rattache à ce qui lui reste de vie sociale grâce à ce langage, à des images extraites du monde de Shakespeare. Lorsque qu'il retrouve Miranda, il est déjà bien tard... à moins que....

J'ai lu le roman de John Hegland en français et dans sa version originale. Nathalie Bru, la traductrice, a effectué un travail remarquable que l'on doit vraiment saluer.

Selon moi, le titre original de l'ouvrage : Still time, joue sur une ambiguïté : Still time signifie "Encore temps" (de revoir Miranda), mais aussi "un temps dans lequel il ne se passe plus rien, un temps au calme plat" en raison de la maladie. le titre de la version française de l'ouvrage reflète une autre option : un extrait d'une oeuvre de Shakespeare.

Depuis cette lecture, une question me hante : que reste-t-il de notre vie, de tout ce que nous avons patiemment vécu et appris, lorsque nous avons tout oublié ?
Un roman que j'ai envie de relire encore et encore, tant il est difficile de se séparer de ses personnages.
Commenter  J’apprécie          386
Dans l'épilogue du roman, Jean Hegland confie s'être consolée de la mort de ses parents, tous deux universitaires, en pensant qu'ils sont morts en compagnie de William Shakespeare : son père d'un AVC avec les oeuvres complètes sur les genoux, sa mère en récitant des vers de Hamlet alors qu'elle avait pourtant perdu la mémoire.
En puisant dans sa propre expérience, elle imagine la fin de vie d'un brillant spécialiste de Shakespeare qui a consacré toute son existence à l'étude de son oeuvre.

Lorsque John Hubbard Wilson emménage dans la chambre verte d'une Ehpad, il a déjà perdu beaucoup de ses capacités et son épouse Sally l'apicultrice n'a pas d'autre solution que de le placer. Atteint par la maladie d'Alzheimer, il se retrouve parfois enveloppé par des souvenirs comme autant de perceptions d'un instant vécu qui parfois déclenchent la mémoire d'événements marquants.
" Mais au lieu de répliques et de phrases, lui viennent par association des températures, des poids , des textures, des sensations qui existent au-delà des mots."
Parfois le bruit d'une machine à écrire ou celui de la pluie traverse son esprit comme un fantôme qui s'évanouit, parfois l'éclat de rire d'une petite fille fait remonter à la surface le souvenir d'une enfant qu'il a aimée.
John a perdu tout contact avec Miranda, sa fille unique, à cause d'un mystérieux malentendu lorsqu'elle avait 16 ans, mais Sally décide de la prévenir afin qu'elle puisse revoir son père.

Jean Hegland dépeint magnifiquement comment la passion d'une vie peut interférer avec la vie elle-même. A chaque instant de sa vie, John pense Shakespeare, parle Shakespeare, se référe a Shakespeare.
Lorsqu'une résidente âgée fait irruption dans sa chambre, il la compare à " l'une des reines malmenées de Vie et mort du roi Jean", quand il déclare son amour à Sally il emprunte les serments de Roméo à Juliette.
Mais parfois, il peut laisser venir à lui les souvenirs et c'est ainsi que l'auteure construit son roman : lorsqu'un mot, une image enclenche la mémoire, elle semble se laisser glisser avec lui dans le passé.

On apprend ainsi que John a découvert l'auteur très jeune, comme une révélation qui a fait basculer sa vie. "Seul dans cette salle de classe pleine d'élèves, John reçoit ces vers comme un coup de pied dans le derrière, comme une vague magnifique et puissante qui l'aspire. Il ignorait qu'il existait des mots pour ce qu'il ressentait, il ne savait pas que quelqu'un avait ainsi pu dessiner les contours de sa tristesse, et moins encore que ce quelqu'un s'appelait William Shakespeare. "
A l'adolescence, alors qu'il travaille dans une station-service, il apprend Roméo et Juliette par coeur et, jusque dans la maladie, il est capable de réciter des tirades complètes qui s'intercalent dans les moments du quotidien.
Cette proximité avec une oeuvre littéraire trouve écho dans une conviction humaniste qu'il s'efforce de transmettre à ses étudiants, la foi dans le pouvoir emancipateur de la littérature.
"L'humanisme (...) dont la valeur la plus fondamentale est la croyance que les êtres humains peuvent apprendre, grandir, changer, et que l'art- et la littérature - peut alimenter cette évolution."

Miranda qui porte son héritage bien plus qu'elle ne le croit, envisage de mener une carrière dans les jeux vidéos. Si elle a déçu son père qui l'interroge régulièrement sur l'Université qu'elle a fréquentée, alors qu'elle n'a pas fait d'études, c'est sans doute en réaction contre ce père qui semblait placer sa carrière universitaire au-dessus de sa vie familiale.
Mais Jean Hegland nous montre que la transmission a fonctionné, que le père a laissé à sa fille le goût des histoires qui donnent du sens à l'existence.
Shakespeare, un game designer?
Même si les codes de la narration sont différents, Miranda est convaincue "qu'un art entièrement nouveau attendait d'émerger, un mix où l'on jouerait, où l'on se créerait un rôle et bâtirait des histoires qui auraient le potentiel de transformer- ou même de transcender- tout ça."
Par delà les générations, le pari sur l'intelligence de l'homme et sur sa capacité à changer le monde en inventant des histoires garde son efficacité.

Cette vision de la maladie est à la fois émouvante et réconfortante. Elle nous permet de mettre de côté la déchéance physique et intellectuelle pour saisir l'inepuisable soutien de la littérature. Comme elle serait douloureuse la solitude de celui qui oublie sans le refuge de ces vers qui consolent et qui peuvent même réparer des liens distendus.
Jean Hegland mêle ses mots à ceux de Shakespeare avec pertinence et subtilité. Tout sonne parfaitement juste, et l'on s'étonne qu'une écriture aussi limpide puisse aussi bien rendre compte de la confusion causée par la maladie.



Dans l'épilogue du roman, Jean Hegland confie s'être consolée de la mort de ses parents, tous deux universitaires, en pensant qu'ils sont morts en compagnie de William Shakespeare : son père d'un AVC avec les oeuvres complètes sur les genoux, sa mère en récitant des vers de Hamlet alors qu'elle avait pourtant perdu la mémoire.
En puisant dans sa propre expérience, elle imagine la fin de vie d'un brillant spécialiste de Shakespeare qui a consacré toute son existence à l'étude de son oeuvre.

Lorsque John Hubbard Wilson emménage dans la chambre verte d'une Ehpad, il a déjà perdu beaucoup de ses capacités et son épouse Sally l'apicultrice n'a pas d'autre solution que de le placer. Atteint par la maladie d'Alzheimer, il se retrouve parfois enveloppé par des souvenirs comme autant de perceptions d'un instant vécu qui parfois déclenchent la mémoire d'événements marquants.
" Mais au lieu de répliques et de phrases, lui viennent par association des températures, des poids , des textures, des sensations qui existent au-delà des mots."
Parfois le bruit d'une machine à écrire ou celui de la pluie traverse son esprit comme un fantôme qui s'évanouit, parfois l'éclat de rire d'une petite fille fait remonter à la surface le souvenir d'une enfant qu'il a aimée.
John a perdu tout contact avec Miranda, sa fille unique, à cause d'un mystérieux malentendu lorsqu'elle avait 16 ans, mais Sally décide de la prévenir afin qu'elle puisse revoir son père.

Jean Hegland dépeint magnifiquement comment la passion d'une vie peut interférer avec la vie elle-même. A chaque instant de sa vie, John pense Shakespeare, parle Shakespeare, se référe a Shakespeare.
Lorsqu'une résidente âgée fait irruption dans sa chambre, il la compare à " l'une des reines malmenées de Vie et mort du roi Jean", quand il déclare son amour à Sally il emprunte les serments de Roméo à Juliette.
Mais parfois, il peut laisser venir à lui les souvenirs et c'est ainsi que l'auteure construit son roman : lorsqu'un mot, une image enclenche la mémoire, elle semble se laisser glisser avec lui dans le passé.

On apprend ainsi que John a découvert l'auteur très jeune, comme une révélation qui a fait basculer sa vie. "Seul dans cette salle de classe pleine d'élèves, John reçoit ces vers comme un coup de pied dans le derrière, comme une vague magnifique et puissante qui l'aspire. Il ignorait qu'il existait des mots pour ce qu'il ressentait, il ne savait pas que quelqu'un avait ainsi pu dessiner les contours de sa tristesse, et moins encore que ce quelqu'un s'appelait William Shakespeare. "
A l'adolescence, alors qu'il travaille dans une station-service, il apprend Roméo et Juliette par coeur et, jusque dans la maladie, il est capable de réciter des tirades complètes qui s'intercalent dans les moments du quotidien.
Cette proximité avec une oeuvre littéraire trouve écho dans une conviction humaniste qu'il s'efforce de transmettre à ses étudiants, la foi dans le pouvoir emancipateur de la littérature.
"L'humanisme (...) dont la valeur la plus fondamentale est la croyance que les êtres humains peuvent apprendre, grandir, changer, et que l'art- et la littérature - peut alimenter cette évolution."

Miranda qui porte son héritage bien plus qu'elle ne le croit, envisage de mener une carrière dans les jeux vidéos. Si elle a déçu son père qui l'interroge régulièrement sur l'Université qu'elle a fréquentée, alors qu'elle n'a pas fait d'études, c'est sans doute en réaction contre ce père qui semblait placer sa carrière universitaire au-dessus de sa vie familiale.
Mais Jean Hegland nous montre que la transmission a fonctionné, que le père a laissé à sa fille le goût des histoires qui donnent du sens à l'existence.
Shakespeare, un game designer?
Même si les codes de la narration sont différents, Miranda est convaincue "qu'un art entièrement nouveau attendait d'émerger, un mix où l'on jouerait, où l'on se créerait un rôle et bâtirait des histoires qui auraient le potentiel de transformer- ou même de transcender- tout ça."
Par delà les générations, le pari sur l'intelligence de l'homme et sur sa capacité à changer le monde en inventant des histoires garde son efficacité.

Cette vision de la maladie est à la fois émouvante et réconfortante. Elle nous permet de mettre de côté la déchéance physique et intellectuelle pour saisir l'inepuisable soutien de la littérature. Comme elle serait douloureuse la solitude de celui qui oublie sans le refuge de ces vers qui consolent et qui peuvent même réparer des liens distendus.
Jean Hegland mêle ses mots à ceux de Shakespeare avec pertinence et subtilité. Tout sonne parfaitement juste, et l'on s'étonne qu'une écriture aussi limpide puisse aussi bien rendre compte de la confusion causée par la maladie.



Commenter  J’apprécie          166
Il a eu quatre épouses, une fille, et une Grande Passion : Shakespeare. Son maître absolu, le phare de sa vie.
Aujourd'hui il est vieux, sa hanche est douloureuse, son esprit s'embrume. Alors au fil des pages et des jours passés dans l'institut où Sally, son dernier amour, à dû se résoudre à le placer, John s'étiole.
John s'érode.
John s'efface.

Lui le grand spécialiste de l'oeuvre shakespearienne, lui qui jadis faisait autorité dans les colloques consacrés à l'immense dramaturge, lui l'intellectuel reconnu s'enfonce doucement dans un ailleurs cotonneux, un monde en suspens où peu à peu la raison se volatilise, où le temps se disloque.
Bientôt, seuls vont compter l'observation d'un arbre par la fenêtre, les répliques de théâtre qui très souvent émergent à la surface de sa mémoire défaillante ou encore les caresses de Sally, qui le visite aussi régulièrement que possible et qui assiste impuissante à son inéluctable amenuisement ("Je te jure qu'il y avait des moments où il était vraiment présent, où on avait l'air à deux doigts d'une connexion. Et puis, la minute suivante, plus rien de ce qu'il disait n'avait de sens. Pas comme s'il était dans le brouillard, mais comme s'il était lui-même un brouillard").

Tout ça est douloureux, très juste, très émouvant ; ça dit beaucoup sur l'horreur de ce mal (pour le premier intéressé évidemment, qui chaque jour voit sa vie s'effilocher en se demandant ce qu'il fait là, mais aussi et surtout pour ses proches...)
Bien sûr au début John enrage de voir ses facultés décroître ("Toute sa vie, il a été vif, intelligent, sagace, appliqué. Son esprit était un moteur, un faucon, une porte ouverte. Jamais jusqu'ici son cerveau ne lui avait fait faux bond"), mais à mesure que ses souvenirs s'évaporent, porté par les vers de Shakespeare et par l'amour de sa femme, il finit par accepter de s'abandonner au chaos.

Et comment n'être pas touché par le spectacle de cet homme qui se fane et qui un jour ne reconnait plus les visages mais "fouille les yeux, veut trouver du sens, veut comprendre" ? Et par celui de sa fille Miranda, avec qui il était brouillé de longue date mais qui semble enfin prête, dans ces ultimes moments, à s'engager sur le chemin de la réconciliation ?
Comment ne pas se laisser séduire, aussi, par l'écriture délicate de Jean Hegland et par le portrait sensible et pudique qu'elle dresse de ce docteur en littérature, transformé sous nos yeux en "roi Lear divaguant" ?

Comment n'être pas enfin un peu déboussolé par la construction atypique (mais brillante !) du roman, faite d'allers-retours incessants entre les époques, de citations extraites des pièces de Shakespeare et de références pointues à son oeuvre ?
Sans prévenir, souvent au sein d'un même paragraphe, l'auteur entremêle en effet des dialogues (parfois incohérents) entre le vieil homme et ses visiteurs, les poèmes qui l'obsèdent toujours, des scènes du quotidien dans l'établissement de santé et des souvenirs épars ou confus (la rencontre avec Sally, les disputes avec les précédentes épouses de John ou avec Miranda, une conférence désastreuse donnée à Londres, il y a longtemps, et qui sonna le glas de sa carrière...), au point qu'il faut par moment savoir lâcher prise.
Simplement se laisser porter par les bourrasques de sentiments, par le flux de pensées et de sensations, sans trop d'égards pour une chronologie en accordéon que Jean Hegland déforme à loisirs (exemple : "Un autre jour. Ou peut-être le même, en ce temps distors et rebelle. Ou un jour qu'il a déjà vécu, et dans lequel il retourne, puisque le temps a récemment mis au point un ingénieux tour de passe-passe par lequel il s'enroule désormais  sur lui-même, ou se dédouble, permettant à John de revivre certains moments, comme s'il ne les avait jamais quittés, tandis que le reste de sa vie demeure pour l'heure un territoire inexploré.")

Une réflexion poignante sur la fin de vie et sur la puissance salvatrice des liens intrafamiliaux, mais aussi sur l'Art et les traces indélébiles qu'il peut imprimer en nous.
Alors même si par moment, j'ai pensé faire mienne la réflexion de Miranda ("si un jour je me retrouve dans cet état, j'espère que je me souviendrai comment on appuie sur la détente"), je préfère me dire finalement que si un jour je me retrouve dans cet état, j'aurai une Sally et une Miranda à mes côtés...
Et quelques bons livres à ruminer dans ma tête !
Commenter  J’apprécie          253
Que reste-t-il lorsque la maladie grignote la mémoire, jour après jour ?
Pour John, ancien professeur de littérature, c'est l'oeuvre de Shakespeare qui occupe ses pensées, lui faisant confondre les personnages romanesques avec sa fille, son épouse où les soignant de l'Ehpad où il a été admis.
Avant qu'il ne soit trop tard, l'épouse de John tente de le rapprocher de sa fille unique dont il s'était éloigné depuis trop longtemps.

J'ai adoré ce roman plein de sensibilité, Jean Hegland réussit à entrer dans la tête d'un homme dont la mémoire s'effiloche. Elle le fait magnifiquement, avec pudeur et délicatesse.
J'ai aimé cette phrase : « Je me dis souvent que son cerveau est comme un collier cassé, certaines perles sont perdues à jamais, mais le reste est juste éparpillé. »

Qu'il est beau de lire ainsi la passion d'un homme avec ce récit de vie qui emporte fort et loin, à la fois dans l'intimité du personnage et son obstination pour une oeuvre littéraire !
Je remercie vivement les Editions Phébus et NetGalley pour leur confiance.
#Rappelezvousvotrevieeffrontée #NetGalleyFrance

Commenter  J’apprécie          320

Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
Au fil des ans, il est devenu de plus en plus difficile d'enseigner quoi que ce soit à ses étudiants, alors que tant d'autres choses viennent solliciter leur attention - les technologies nouvelles s'ajoutant aux hormones de toujours - et que la valeur d'une éducation est dissoute dans le tumulte de la recherche d'emploi. Pour certains d'entre eux, le simple fait de manier les règles de la ponctuation et de retenir correctement une citation est désormais un défi. Pourtant, John n'a jamais baissé les bras. A la différence de beaucoup de ses collègues, il n'a jamais perdu sa foi en eux, ni sa passion pour son sujet. Jamais perdu sa conviction qu'étudier William Shakespeare pouvait aider chacun à vivre une vie plus riche.

It has grown harder, over time, to teach his students anything, what with so much else competing for their attention - new technologies along with ancient hormones - and the value of an education all but forgotten in the scuffle for a job. These days, even proper punctuation and correct citations are a challenge for some of his students. But John has never given up on teaching. Unlike many of his colleagues, he never lost his faith in students nor his passion for his subject. He never lost his conviction that studying William Shakespeare can help people live richer lives.
Commenter  J’apprécie          172
L'imagination seule nous soulage du piège de notre moi. L'imagination seule peut nous offrir l'opportunité d'entrevoir une personnalité ou une âme. Et c'est l'art et la littérature - et Shakespeare - qui nous laissent imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes.
Commenter  J’apprécie          2312
Je tiens le monde pour ce qu'il est, Gratiano,
Un théâtre, où chacun doit jouer son rôle,
Et le mien est d'être triste.

Seul dans cette salle de classe pleine d'élèves, John reçoit ces vers comme un coup de pied dans le derrière, comme une vague magnifique et puissante qui l'aspire. Il ignorait qu'il existait des mots pour ce qu'il ressentait, il ne savait pas que quelqu'un avait pu ainsi dessiner les contours de sa tristesse, et moins encore que ce quelqu'un s'appelait William Shakespeare.
Commenter  J’apprécie          130
"Je tiens le monde pour ce qu'il est, Gratiano,
Un théâtre, où chacun doit jouer son rôle,
Et le mien est d'être triste."

Seul dans cette salle de classe pleine d'élèves, John reçoit ces vers comme un coup de pied dans le derrière, comme une vague magnifique et puissante qui l'aspire. Il ignorait qu'il existait des mots pour ce qu'il ressentait, il ne savait pas que quelqu'un avait pu ainsi dessiner les contours de sa tristesse, et moins encore que ce quelqu'un s'appelait William Shakespeare.
Commenter  J’apprécie          110
Il avance à tâtons dans les ombres de son passé qui se délite, essaie de retrouver l'intrigue ou d'identifier les raisons de sa circonspection.
- Elle m'a insulté, annonce-t-il, étonné et amer, quand la vérité flottante apparaît enfin à sa conscience. Il est trop tard maintenant, déclare-t-il à la nuit tombante.
- Pas encore.
Sally lui prend les mains et les porte à son coeur. Il y a encore du temps. Miranda et toi pourriez encore vous pardonner l'un l'autre et...
Elle hésite une seconde, soudain aussi gênée que si elle avait été à deux doigts de prononcer des paroles déplacées, voire obscènes.
- Oublier, lui dit John comme elle semble incapable de compléter cette formule pourtant si simple. Oublier, c'est le mot que tu cherches, mon amour.

He gropes in the shadow of his vanishing past, trying to find the plot or identify the motivations that might explain his current circumspection. "She cursed me", he announces in bitter wonder when the truth of it finally wafts into his awareness. "It's too late now," he tells the darkening world.
"Not yet." Sally grabs his hands and pulls them to her heart. "There's still time". You and Miranda could still forgive and - ". She hesitates for a second, suddenly appears as abashed as if she had been about to say something untoward or even obscene.
"Forget, " John offers when it seems she is unable to complete that simple cliché. "Forget is the word you're looking for, my love".
Commenter  J’apprécie          30

Videos de Jean Hegland (25) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Jean Hegland
Dans ce deuxième épisode consacré à la rentrée littéraire 2023, découvrez la suite de nos coups de coeur parmi les 466 romans à paraître entre août et novembre.
On vous propose d'embarquer vers de nouvelles lectures, grâce aux voix et aux mots de Marion, Michaël, Jean, Laure et Nolwenn, tous libraires à Dialogues.
Voici les romans conseillés dans cet épisode : - Les Voleurs d'innocence, de Sarai Walker (éd. Gallmeister) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22507007-les-voleurs-d-innocence-sarai-walker-editions-gallmeister ; - William, de Stéphanie Hochet (éd. Rivages) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22464190-william-stephanie-hochet-rivages ; - Rappelez-vous votre vie effrontée, de Jean Hegland (éd. Phébus) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22535670-rappelez-vous-votre-vie-effrontee-jean-hegland-phebus ; - le Grand Feu, de Léonor de Récondo (éd. Grasset) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22536025-le-grand-feu-leonor-de-recondo-grasset ; - Une façon d'aimer, de Dominique Barbéris (éd. Gallimard) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22445866-une-facon-d-aimer-dominique-barberis-gallimard ; - Sauvage, de Julia Kerninon (éd. L'Iconoclaste) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22541172-sauvage-julia-kerninon-l-iconoclaste ; - La Colère et l'Envie, d'Alice Renard (éd. Héloïse d'Ormesson) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22541525-la-colere-et-l-envie-alice-renard-heloise-d-ormesson ; - L'Indésir, de Joséphie Tassy (éd. L'Iconoclaste) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22539822-l-indesir-josephine-tassy-l-iconoclaste.
Et quelques livres cités au fil des conseils : - Dans la forêt, de Jean Hegland (éd. Gallmeister) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/13497306-dans-la-foret-jean-hegland-editions-gallmeister ; - Apaiser nos tempêtes, de Jean Hegland (éd. Libretto) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22535668-apaiser-nos-tempetes-jean-hegland-libretto ; - À moi seul bien des personnages, de John Irving (éd. Points) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/6829045-a-moi-seul-bien-des-personnages-john-irving-points ; - Hamnet, de Maggie O'Farrell (éd. 10-18) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/20434347-hamnet-maggie-o-farrell-10-18 ; - Liv Maria, de Julia Kerninon (éd. Folio) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/20349425-liv-maria-julia-kerninon-folio.
+ Lire la suite
autres livres classés : maladie d'alzheimerVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus



Lecteurs (328) Voir plus



Quiz Voir plus

Famille je vous [h]aime

Complétez le titre du roman de Roy Lewis : Pourquoi j'ai mangé mon _ _ _

chien
père
papy
bébé

10 questions
1429 lecteurs ont répondu
Thèmes : enfants , familles , familleCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..