Je débuterai cette critique en utilisant le mot keyif, l'une des expressions turques les plus intraduisibles. Keyif incarne pourtant mieux que mille mots un certain état d'esprit ottoman.
Traduire le mot par "pur plaisir" serait rendre une grande injustice à l'expression.
Et bien soit ! J'accepte d'être injuste envers cette expression pour dire que parcourir ce dictionnaire a été un pur plaisir...
Qui mieux que
Metin Arditi pour nous livrer ce
Dictionnaire Amoureux d'Istanbul,
Qui mieux que lui pour nous parler de cette ville cosmopolite,
Qui mieux que lui pour y mêler ce qui fait les images, couleurs, sensations, bruits ou odeurs qui font ce qu'est à la fois Byzance, Constantinople ou Istanbul.
En ouvrant cet ouvrage vous franchirez avec lui la "Sublime Porte" qui à l'origine désignait bel et bien une porte – en turc ottoman : Babiali, mélange d'arabe et de farsi, « porte noble, monumentale », qui menait aux quartiers du grand vizir, siège du gouvernement de l'Empire. En 1536, lors de la visite de l'envoyé du roi de France, son nom turc fut traduit en français par "Sublime Porte". le français étant alors la langue diplomatique des cours européennes, l'expression resta, désignant tantôt l'Empire, tantôt la ville de Constantinople, l'interlocuteur protocolaire, ou le gouvernement lui-même.
Et c'est bien cette diversité qui nous est présentée par
Metin Arditi, au gré des entrées de ce dictionnaire nous plongeons tout d'abord dans l'histoire millénaire d'Istanbul
En remontant tout d'abord à ses racines plurielles. La ville s'est en effet construite par strates et par intégrations. Certains peuples sont restés. D'autres l'ont quittée, quelquefois de leur fait, d'autres fois chassés. Mais tous sont restés longtemps, attachés à ce lieu magique – trois villes l'une dans l'autre, un détroit et deux mers dans un mouchoir de poche – et y ont laissé leur trace indélébile.
Dans la mythologie grecque, Io, prêtresse du temps de Héra, à Argos, plut à Zeus, qui la transforma en génisse. Elle put ainsi s'enfuir et traversa le détroit. le Bosphore serait donc le "passage du boeuf". Byzance fut fondée au Ve siècle avant notre ère par Byzas, fils de Poséidon et petit-fils de Zeus. Certains murmurent qu'il ne s'agit là que d'une légende : ce sont des jaloux ! Byzance est la preuve matérielle que Zeus et Poséidon ont existé.
Elle fut convoitée par les Perses autant que par les Grecs, elle cèdera devant Alexandre le Grand, puis Byzance passera sous domination romaine. Au IVe siècle, sous Constantin Ier, son sort sera scellé : elle deviendra romaine complètement et même capitale de l'Empire romain d'Orient sous le nom de Constantinople.
Puis il y aura ces deux dates qui a jamais marqueront son histoire 1204 et 1453.
Et ensuite les turcs la désigneront tout simplement par I Poli, "La Ville", useront pour expression courante istin poli, pour dire : "(je vais) à la ville" . C'est de là que vient le nom Istanbul.
Et l'auteur de poser cette question "Istanbul pouvait-elle être autre chose que la ville cosmopolite par excellence ? Sa géographie exceptionnelle, à cheval sur deux mondes, y est bien sûr pour beaucoup : que ce soit sous le nom de Byzance, Constantinople ou Istanbul, elle offre l'attrait d'une ville construite au bord d'un détroit qui protège son intimité, et qui, très vite, permet d'accéder à l'infini de la mer Noire ou à la douceur de la mer de Marmara et de ses îles. C'est précisément sa position stratégique, militaire, lui permettant de contrôler le commerce, de dicter les passages, d'octroyer ou non les passe-droits, qui a attiré des peuples puissants et avides de gloire, les Romains, les Grecs, puis les Turcs, et leur a permis, à leur tour, d'en accueillir d'autres"
Pour
Metin Arditi : "Seuls les esprits candides éprouveront le sentiment d'avoir saisi cette ville. Les autres courront derrière elle, cherchant à la comprendre. Ce sont eux qui en retireront les plaisirs les plus délicats. [...] Ceux-là sauront gré à Istanbul d'être la ville insaisissable par excellence, comme on est reconnaissant à l'égard d'une belle femme qui garde son mystère, nous éblouit et fait de nous ses obligés. Comme elle, Istanbul échappera toujours à ceux qui sauront l'aimer." et d'ajouter "Saisir Istanbul, ce serait faire l'inventaire des trésors d'Ali Baba. Une impossibilité"
Et bien au travers de ce dictionnaire on en découvre déjà énormément, de ces trésors, qu'ils soient historiques, architecturaux, culturels ou cultuels, gourmands, sucrés ou salés, littéraires (l'auteur y insère des passages de ses propres ouvrages), en profite également pour prendre position sur des sujets qui sont plus d'actualité, (comme dans plusieurs passages tel celui concernant l'Église du Saint-Sauveur-in-Chora ou alors celui sur Sainte-Sophie), et ce non sans ironie et émotions ...