La Servante écarlate, immense succès de
Margaret Atwood, est publié 36 ans après « 1984 » d'Orwell, et 36 ans avant notre époque marquée par un recul des libertés et une montée de la censure et de la surveillance de masse.
Les deux romans sont devenus assurément deux grands classiques de la dystopie.
Alors, l'élève a-t-elle dépassé le maître ? En ce qui me concerne, c'est un oui ! Je ne vais pas me lancer dans une comparaison de ces deux oeuvres maîtresses, je vais simplement tenter d'expliciter ce qui m'a ébloui chez cette autrice que je découvre.
J'ai pris mon temps pour consommer ce récit, faisant durer le plaisir. Après coup, je me trouve idiot d'être passé à côté jusqu'alors. Peut-être un problème d'étiquetage ? Car ce roman illustre parfaitement l'arbitraire du clivage entre littérature « blanche » et littérature « de genre » (SF pour ce qui nous concerne). À ce propos, voir l'excellente liste https://www.babelio.com/liste/2170/Quand-la-SF-se-camoufle-dans-la-litterature.
Cette lecture m'a profondément touché, autant par la forme que par le contenu.
Par la forme, car
Margaret Atwood possède un vrai style, prononcé, que j'imagine propre à elle. En littérature, un style fort est à double tranchant, pouvant susciter l'adhésion comme le rejet. Mais au moins, on est fixé dès les premières lignes ! L'écriture d'Atwood est délayée, faite de longues phrases aux innombrables virgules. Une écriture assez libre, quoique toujours respectueuse de la syntaxe et du sens du discours. Un style qui m'a surpris au début, mais finalement parfaitement adapté avec la narration au présent qui nous plonge dans la tête de l'héroïne, Defred. Immersion assurée.
Encore quelques mots sur le style, car il est fort joli. Globalement je l'ai trouvé très évocateur, presque poétique.
Les figures de rhétorique foisonnent et sont plutôt bien accordées au style. Ici je donne deux exemples de (double) répétition de mots :
« J'attends, dans ma chambre, qui en ce moment précis est une antichambre. Quand je vais me coucher, c'est une chambre à coucher. »
« Je mets mes vêtements, des vêtements d'été, c'est encore l'été ; il semble que le temps se soit arrêté l'été. ».
La narration est assez singulière, on le remarque dès le début aussi. Ainsi, durant les 50 premières pages (j'ai lu l'édition Robert Laffont à 360 pages), d'une certaine façon il ne se passe pas grand-chose. On suit Defred qui sort de sa chambre à l'étage, descend prendre sa liste de courses auprès de la cuisinière de la maison, sort faire ses commissions puis revient. C'est tout ! le truc, c'est que l'autrice passe en revue chaque regard, chaque geste de l'héroïne et en prend prétexte pour nous plonger dans ses pensées. C'est habilement fait et ainsi elle parvient à broder son histoire, mais également à fournir, par touches successives, des détails sur le régime en place. La trame principale est simple à suivre, linéaire, plutôt logique, mais pas très palpitante. L'intérêt est bien dans la plongée dans cette société dystopique qu'on devine peu à peu terrifiante.
Parallèlement, il y a une seconde trame (ou plutôt une multitude de trames secondaires), toujours contée par Defred, qui correspond à ses souvenirs du passé. À travers ses souvenirs on comprend peu à peu comment elle est arrivée ici et comment on en est arrivé là. Cette trame secondaire est difficile à suivre, car morcelée et non chronologique. Il faut parfois être patient pour avoir certaines réponses, mais au moins l'autrice en donne !
Si la trame principale n'a rien d'exaltant, l'écriture reste parfaitement maîtrisée. Une poignée de personnages convaincants, bien identifiables, aux rôles représentatifs des différentes castes. Pour les mettre en valeur, une autre poignée de scènes logiques, crédibles, parfois mémorables. Enfin, le sentiment de vulnérabilité permanente de Defred suffit à entretenir une certaine tension du début à la fin.
Le sujet du roman : si je devais le résumer en une phrase, je dirais qu'il s'agit d'une dystopie classique dans laquelle l'idéologie (ou le mouvement) réactionnaire est poussée à son paroxysme. Un fondamentalisme occidental devenu systémique, centré sur le patriarcat et la natalité.
Voici une petite liste des choses qui m'ont particulièrement plu dans ce roman :
- le style, même si sur la fin, je commençais à saturer de cet enrobage.
- La justesse du propos, des comportements, des sentiments, des situations.
- Les petites phrases qui tuent, ou au minimum bien senties, qui parfois ponctuent un paragraphe.
- le fait que Defred (et d'autres avec elle), se souvienne parfaitement du monde d'avant. Ainsi on sort du sempiternel schéma dystopique de la prise de conscience du héros suite à un évènement perturbateur.
- La parole crue et cash dès qu'il est question de sexe, de procréation ou d'accouchement. C'est drôle, j'ai souvent l'impression que seules les autrices savent ou osent traiter ces sujets ainsi, sans filtre (érotisme, romance, humour…).
- La relation glaçante qui lie épouses et maîtresses. Une relation déjà pas forcément glamour dans notre société, mais certainement bon enfant en comparaison de ce qui se passe dans la société imaginée par
Margaret Atwood… Je pense en particulier aux deux scènes dantesques de la procréation et de l'accouchement.
- L'énorme travail d'imagination et de théorisation pour créer cette société et, comme Orwell, le talent pour la rendre crédible, palpable et effrayante. En particulier, j'ai apprécié que la plupart des castes mentionnées fassent l'objet d'un développement important et d'un personnage (ce qui n'est pas le cas dans 1984).
- le nom du régime totalitaire – République de Giléad – m'a bien fait rire : impossible de ne pas penser au laboratoire pharmaceutique qui s'est illustré si brillamment ces derniers temps !
- Une brillante démonstration des mécanismes classiques de ces régimes : aliénation, propagande et novlangue, endoctrinement, délation, répression, peur, violence, état de guerre permanent, et surtout, déléguer ces nobles activités au peuple lui-même, meilleur moyen de parachever son aliénation…
Enfin, dans ce roman la question du point de vue est sans cesse posée.
- Les premiers mots de la présentation « Defred est en quelque sorte un bien national [...] » dénotent l'ambivalence du statut des Servantes : glorifié (bien national) ou haïssable (aliénation).
- D'emblée la condition des Servantes semble bien noire. Mais l'autrice n'en reste pas là et nous montre les menus plaisirs auxquelles elles, et elles seules, peuvent s'adonner. Plus généralement, on comprend peu à peu que chaque caste de la société réussit à trouver quelque compensation à ses devoirs, et que c'est précisément ce qui assure au régime sa pérennité. On apprend également que les castes les plus élevées a priori, et même les personnes ayant oeuvré à l'avènement de cette société, ont des raisons d'être amères.
- La façon dont le régime s'est construit (en réaction à des moeurs supposément devenues immorales), aussi bien que les nombreux souvenirs du monde d'avant évoqués par Defred, permettent à l'autrice de jouer habilement sur les deux tableaux : critiquer bien sûr le nouvel ordre totalitaire, mais également les excès du progressisme.
- L'écriture elle-même fourmille de ce procédé qui consiste à rebondir sur un mot ou une phrase pour développer ensuite l'idée contraire. Ma première citation plus haut en contient d'ailleurs un exemple.
- L'ambivalence se teinte de cynisme étudié dans certaines dénominations : les Tantes qui inculquent, les Anges qui guerroient (sacrifice pour le bien commun).