L'épigraphe choisie par
Balzac en hommage à
Laurence Sterne donne un indice sur le livre que l'on a en main : il y a dans le récit de cette vie fantasmagorique, débridée et inaboutie une dimension picaresque où l'importance d'une existence ne semble pas tant se retrouver dans sa conclusion que dans un moment de joie sans mélange. « Il y a toute une vie dans une heure d'amour » fait-il dire à un vieillard soudain devenu amoureux au terme d'une vie d'austérité studieuse, celui-là même qui avait tiré de sa galerie d'antiquités, un immense bric-à-brac imaginaire,
la peau de chagrin, talisman de vie et de mort auquel il avait toujours résisté (il réapparaît plus tard, grimé en Méphisto pour couvrir son âge, vision fugitive, grotesque et tragique, émouvante, d'une vie sans désir ni chagrin). Premier grand roman
De Balzac, c'est aussi un roman sur le roman, comme le furent Tristram Shandy et Don Quichotte.
Ici cependant, il s'agit d'une tragédie. Raphaël est beau comme un ange, mais c'est un ange déchu, un ange qui veut se suicider.
Le choix de vie qu'il a posé, cette vie que
Balzac peint, puis que le personnage nous raconte lui-même, récit dans le récit, avant de rendre la parole au narrateur, ce choix est de brûler la chandelle par les 2 bouts, de chercher les plaisirs jusqu'à la débauche, comme un suicide lent. A l'origine de son malheur, les déceptions de la vie, déception d'argent, de réussite sociale et surtout déception d'amour. Engagé initialement dans l'ascèse de l'écriture (une théorie sur la volonté) ses passions amoureuses contrariées lui font conclure à l'absurdité de son existence chaotique et sans espoir : rien ne vaut la peine de rien.
Sauf que l'obtention miraculeuse d'un talisman lui donne soudain l'amour et l'argent, en même temps qu'une terrible lucidité sur le choix de vie qui s'est imposé à lui : il ne lui est plus possible de séparer son désir de mort de ses désirs de vie.
Accepter la vie et son chagrin. Choisir un art de vivre comme un art de mourir. Ne sommes-nous pas tous en possession de cette peau vieillissante impossible à quitter? Lire
La Peau de Chagrin, c'est se lire soi-même, c'est poser la question de la vie en général et celle de sa vie : qu'aurais-je fait si, tel ce personnage qui reçoit le talisman sous forme d'une peau d'âne (un cuir qui renferme le livre de sa vie) une pirouette du destin m'offrait l'omnipotence au moment même où je croyais avoir tout raté ? Quelle histoire voudrais-je raconter? Quelle tournure donner à mon destin? Quelle place aurais-je laissé à la science, à l'art, à l'étude, au livre? Quelle place au simple plaisir d'exister et à l'amour? de quelle grandeur ou quelle médiocrité d'âme aurais-je été capable? Quel pouvoir aurais-je exercé? Sans doute ne faut-il pas répondre trop vite à ces questions, tant il est vrai, nous suggère le récit, que nos désirs ne sont pas nos désirs mais ceux d'une époque qui nous façonne plus que notre volonté même.
On connaît les portraits au vitriol que
Balzac a peint de l'esprit bourgeois et snob qui baignait son temps : l'obsession vénale pour la rente, l'anxiété vis-à-vis du déclassement et de la paupérisation Tout cela semblait ne laisser d'autre choix qu'entre le cynisme égoïste et la marginalité.
Il y a beaucoup plus dans un livre
De Balzac que ce qui pourra jamais tenir dans une critique ; c'est une construction symbolique, faite de symétries, de croisements, d'évocations diverses qui passent souvent complètement inaperçues au lecteur emporté par un récit passionnant ; c'est un feu d'artifice de descriptions, de portraits de considérations philosophiques, mais surtout, surtout... ce sont des images plus intenses que la vie même, foisonnantes, inoubliables, qui dépeignent merveilleusement des paysages naturels et humains.
Il faut le lire lentement, comme à haute voix, avec gourmandise.