Anonymat oblige, vous devrez vous contenter de son prénom - Emmanuel - et de sa fonction : Président de la République, récemment réélu.
Beaucoup l'ignorent mais Emmanuel s'est toujours beaucoup inspiré des écrits de
Franz Bartelt, son éminence grise.
Si son parti s'est longtemps appelé « En marche », ce n'est pas uniquement parce qu'il avait un programme à dormir debout mais aussi parce qu'il voulait lutter contre la politique de la chaise remplie.
"Moi, je suis du parti de la chaise vide, j'applique l'idéologie de la chaise vide."
"La révolution est en marche. Je dois dire qu'elle se sent même particulièrement en jambes."
"Voici deux mille ans - déjà deux mille ans, comme le temps passe ! - un prophète eut ses paroles qui sont tout un programme :
Lève-toi et marche !"
Emmanuel, avant de passer à la phase 2 de son mandat et de réorganiser son gouvernement, avait envoyé son ami
Franz Bartelt en mission afin de connaître les principales préoccupations de leurs concitoyens français. L'auteur ardennais est revenu fort de nombreux témoignages, aujourd'hui publiés sous le titre Souvenirs du théâtre des opérations.
"J'en ai vraiment marre d'entendre les gens se plaindre. Ils se plaignent sans cesse. Ils n'arrêtent pas. A cause du travail. A cause de la vie chère. A cause des programmes de la télévision. A cause du temps qu'il fait. A cause du prix du carburant."
"C'est une maladie de se plaindre. Il y en a qui se plaignent de leur travail et il y en a qui se plaignent qu'ils ne trouvent pas de travail."
"Il devrait y avoir une loi qui interdise de se plaindre."
Emmanuel réfléchit et note tout en marchant les revendications de tous ces râleurs, et les idées pour y remédier.
- Vous avez pu avoir des témoignages de ces pauvres ? Quel est le rapport du Français à l'argent ?
- "Il n'y a pas que l'argent dans la vie, je veux bien, moi ! Mais quand on cherche ce qu'il peut y avoir d'autre on ne trouve rien."
"Par rapport à l'argent, moi, ma philosophie est très
simple, je dis :
Il faut faire avec."
- J'ai eu l'occasion de mener ma petite enquête dans les théâtres, monsieur le président, dans le cadre de mon étude comparative entre les spectateurs de ces mises en scène et l'élevage des poules en batterie, qui ont la vie bien plus facile à mon avis. Et j'ai différentes idées à vous soumettre qui pourraient permettre de lutter contre la surpopulation.
"Si on extrapole les chiffres de la surpopulation d'un théâtre à la surpopulation des prisons au pays du marquis de
Sade, il serait nécessaire d'entasser dix-sept personnes par cellule."
Pour un plus juste équilibre, nous pourrions diviser la taille des cellules par deux, peut-être trois, ce qui permettrait tout à la fois de garder davantage de prisonniers derrière les barreaux et de créer davantage de salles de spectacles qui rendrait plus supportable la visualisation du Cid. Pourquoi ne pas convertir la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis en théâtre pour la satisfaction du plus grand nombre ?
- J'ai également eu l'occasion d'assister au préambule d'un spectacle au comique hors normes, et à l'approche des législatives je me suis dit qu'éventuellement vous pourriez inciter les partisans d'extrême gauche et d'extrême droite à aller voir cet humoriste. Il n'est pas très médiatisé parce que personne n'est jamais ressorti vivant suite à ses prestations.
"J'ai toujours été bon pour faire rire les gens. C'est drôle. A trois ans j'ai tué ma mère. Elle a éclaté de rire. Et elle est morte.
"En voyant ma mimique, il s'est écroulé de rire tout de suite. Mais ce qui s'appelle s'écrouler de rire. S'écrouler. Comme une falaise."
Il faudrait juste lui demander de ne plus avertir le public de ce qui l'attend.
"La présence de spectateurs et de spectatrices n'est pas souhaitée. Danger de mort."
- J'ai également rencontré un journaliste qui m'a convaincu qu'une bonne petite guerre dans l'hexagone serait une bonne chose pour le peuple.
"Mais jamais nous ne savourerons l'allégresse de défendre notre terre, la terre de nos ancêtres, la terre que nous voulons léguer à nos enfants."
"Depuis le début des temps, aucune génération n'a été privée de cet apprentissage fabuleux de la vie. Nos pères y ont eu droit. Nos grands-pères y ont eu droit. Ils n'avaient même pas besoin de réclamer. C'était sur un plateau qu'on leur servait leur bonne petite guerre."
En outre, elle me parait nécessaire pour encourager la tolérance et lutter contre les discriminations. Il n'y a plus de critères primaires comme la beuté telle qu'on la voit dans les médias.
"Toutes les femmes, sans exception, ont la même chance d'être violées. C'est ce qui est bien en temps de guerre."
- Contre la discrimination, vous pouvez également utiliser le gaz. Enfin, c'est juste une suggestion.
"Le gaz ne fait pas la différence. Il ne pratique pas le tri sélectif. Quand il pète, il pète tout ce qui se trouve à sa portée. Il traîte de la même façon les coupables et les innocents. Au fond, il est juste : il ne fait pas de discrimination."
- Autre chose, monsieur le président, les alcooliques aimeraient davantage de considération. Ils se sentent montrés du doigt.
"Le seul service public qu'on reconnaisse en tant que tel, c'est le bistrot."
"Quand on est rond, ça roule."
"Heureusement qu'il y a encore des gens comme nous pour assurer la grandeur de la nation."
Peut-être serait-il bon pour notre pays de revendiquer leurs droits dans un ministère à leur image ?
- J'ai beaucoup d'autres remarques à formuler. Il faudrait prendre le temps d'évoquer l'attachement des habitants à leurs quartiers, le mal-être de nos concitoyens rongés par la solitude.
"Quand on souffre de la solitude, on souffre deux fois. Une fois à cause de la solitude. Une autre fois parce qu'on n'a personne à qui se plaindre."
- J'ai pensé que plutôt que de payer des sommes colossales aux entreprises en période de virus, il serait préférable de faire souscrire des assurances-vies aux dirigeants. Leur suicide permettrait alors à moindre frais de sauver des emplois en ces temps troublés pour notre économie.
Les syndicats sont partants.
Par ailleurs, les criminels aimeraient que la police ait un comportement moins approximatif avec eux.
"On ne traîte pas de la même façon un type qui a tué deux-cent-quarante-sept femmes et un type qui s'est contenté d'en sacrifier cent-quarante-sept !"
"Je suis innocent avec préméditation."
L'échange entre Emmanuel et Franz se poursuivra de longues heures.
Notre pays peut désormais se targuer d'avoir différentes grandes lignes directrices socio-économiques, grâce à l'intervention salvatrice de l'écrivain qui s'interroge toujours sur les besoins de chacun.
Hors contexte, Souvenirs du théâtre des opérations pourrait se lire comme un recueil de quinze textes.
Des nouvelles ? Pas vraiment. Plutôt des sketches qui ressembleraient à des témoignages déjantés exprimés avec le plus grand sérieux.
Quinze monologues rares ou inédits d'un auteur en très grande forme, qui exprime avec un humour acide et pince-sans-rire de faux problèmes de société, même s'il y a parfois un second degré de lecture plus grinçant.
Ansi sont mis en avant ces héros d'un jour, qui ont des préoccupations auxquelles nous n'aurions jamais ne serait-ce que pensés, qu'ils soient criminels, monuments de leur quartier, portés sur la bouteille, journalistes, solitaires ou en couple ( "La solitude, c'est ce qu'il y a de pire après le mariage." ), surdoués ( ou en attente de le devenir ), humoristes ou hommes politiques.
Les nombreux jeux de mots peuvent rappeler le regretté
Raymond Devos.
C'est totalement farfelu, très drôle, flirtant parfois avec le mauvais goût.
Sourire aux lèvres de la première à la dernière page, j'ai adoré.