Le titre peut sembler provoquant, et encore plus venant d'un professeur de littérature. A voir certaines réactions indignées,
Pierre Bayard a indéniablement réussi à faire réagir. Mais je crois qu'il faut lire son livre au second degré, l'auteur revendique l'humour, l'ironie, et pense avoir crée un genre qu'il est le seul à pratiquer : la fiction théorique. Dans ce cadre qu'il pose, le narrateur du livre n'est pas l'auteur. Il faut toujours avoir cette distinction en tête en lisant l'ouvrage.
Une deuxième donnée essentielle se trouve pour moi dans le titre du livre. Il ne s'agit pas d'évoquer l'acte de lire, une lecture intime, le plaisir que cela nous procure. Mais de « parler » c'est à dire de communiquer, d'échanger, bref d'être dans une interaction sociale à partir du support que sont les livres. Donc exister dans le regard de l'autre, se positionner, se définir par rapport aux autres à travers un discours sur les livres. Et le livre est un objet qui a une charge forte dans notre société, qui est valorisé, qui confère un statut. Parler des livres peut être perçu, surtout dans certains milieux professionnels, comme une sorte d'épreuve, qui va légitimer ou pas le locuteur, lui conférer une position, plus ou moins haute dans une hiérarchie. Lui donner une valeur. C'est cette attitude, qui fausse d'une certaine manière le rapport spontané aux livres et à la lecture, que
Pierre Bayard interroge, et met en scène, d'une manière parfois très amusante, et en s'appuyant sur des livres, célèbres ou moins, qu'il connaît très bien, soit dit en passant, même si parfois il les détourne quelque peu.
Le narrateur rappelle d'emblée qu'il n'est pas possible de tout lire, que tout lecteur aussi passionné soit-il, ne pourra au cours de sa vie, lire qu'une très faible minorité de livres qui existent, il est donc pour la majorité des livres, un non-lecteur. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une idée sur les autres. En partant de l'exemple du bibliothécaire du roman de Musil, L'homme sans qualités, le narrateur nous explique comment le non-lecteur que nous sommes, s'oriente à travers une «bibliothèque collective » qui est l'ensemble de tous les livres déterminants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné. C'est la maîtrise de cette bibliothèque collective, la capacité à situer un livre, même si on ne l'a pas lu, à une position précise dans cette bibliothèque, qui nous permet d'échanger autour de ce livre. le narrateur semble dire le contraire (d'une manière ironique à mon sens), mais plus on a lu de livres et plus on a sans aucun doute la capacité à maîtriser cette bibliothèque. le cas du bibliothécaire de Musil qui ne lit que les catalogues et les index, et jamais les livres, est évidemment un paradoxe amusant, il n'est en aucun cas un modèle, ni chez Musil ni chez Bayard, c'est juste une illustration de l'importance des correspondances, des liens entre les livres. Ces derniers ne prennent effectivement souvent leur sens que les uns par rapport aux autres.
Autrement dit, la culture dont on dispose permet à situer les livres dans la bibliothèque collective, et elle permet aussi de se situer à l'intérieur de chaque livre. D'une manière paradoxale, en s'appuyant sur des autorités comme Valéry, le narrateur nous soutient qu'il est possible de ne faire que parcourir un livre, pour comprendre suffisamment de quoi il parle, mais on peut aussi penser que cela permet également de mettre un sens sur ce que l'on lit.
Le narrateur s'interroge ensuite, en s'appuyant sur
le Nom de la Rose d'
Umberto Eco sur le l'adéquation entre le livre « réel » et la représentation qu'en a le lecteur après la lecture, qu'il appelle le « livre-écran », considérant que le lecteur interprète le livre, en fonction de ses présupposés, attentes, illusions, limitations, projections. Il y a une distorsion, un écart entre le livre réel et le livre écran. Sans oublier le phénomène d'oubli, qui transforme le souvenir de la lecture, n'en retient que certains éléments, voir qui efface presque tout, au point que l'on peut parfois se demander si on a bien lu tel ou tel livre. le narrateur propose un deuxième livre, qu'il appelle « le livre-intérieur » qui est constitué de l'ensemble de représentations mythiques, collectives ou individuelles, qui s'interposent entre le lecteur et tout nouveau écrit. Il influence toutes les transformations que nous faisons subir aux livres pour les transformer en livres-écrans. On lit en fonction de ce livre intérieur, on donne sens à partir de lui. Et enfin, le narrateur évoque le livre fantôme, qui surgit lorsque nous évoquons un livre, par oral ou par écrit. Nos échanges autour des livres, ici ou ailleurs, appartiennent à cette catégorie. Il est le point de rencontre des différents livres-écrans construits à partir de livres intérieurs.
A ces différents types de livres, correspondent différentes sortes de bibliothèques. le livre-écran appartient à la bibliothèque collective. le livre-intérieur appartient à une bibliothèque intérieure, qui est une bibliothèque propre à chaque individu, qui la construit à partir de ses expériences, et qui contient les livres marquants pour chaque personne. Enfin, la bibliothèque virtuelle, qui correspond au livre-fantôme, est un espace de communication dans lequel les échanges entre lecteurs ou non lecteurs peuvent se faire. Nous sommes donc ici dans une bibliothèque virtuelle.
Le narrateur insiste sur cet espace, et sur le livre-fantôme. de ce qui découle précédemment, parfois par le biais de paradoxes, il fait ressortir à quel point la lecture et la représentation de livres qui en découle est subjective, liée à un contexte, culturel, historique etc. Et que par conséquent, il ne faut pas avoir honte de la sienne, que le rapport aux livres doit être décomplexé, et surtout créatif. On peut créer, inventer à partir des oeuvres des autres (ce que l'auteur illustre brillamment ici). L'auteur (encore plus que le narrateur je pense) introduit l'idée de plaisir, procuré par une démarche active du lecteur, qui assume sa position du cocréateur, puisque tout ce que l'on va dire sur un livre est un reflet de ce que nous sommes.
Au contraire d'un encouragement à la non-lecture, j'ai trouvé que le livre de
Pierre Bayard parle du plaisir de s'approprier les livres, d'en faire d'une manière assumée des objets que l'on manipule, sans fétichisme mais avec inventivité. Et que pour ce faire, il est drôle et très agréable à lire, bien plus que mon résumé, dans lequel j'ai essayé de fixer les idées qui m'ont parues essentielles, en essayant de les dégager des brillantes (et parfois un peu détournées) analyses d'oeuvres, des paradoxes qui jouent à provoquer les amoureux de livres, de tout ce plaisant enrobage qui fait de la lecture de ce livre un excellent moment.