Les autorités font systématiquement de leur mieux pour tenir les co-détenus mal informés de ce qui se passe ailleurs dans la prison planétaire. Elles n'endoctrinent pas au sens agressif du terme. L'endoctrinement est réservé à la formation de la petite élite des « traders » et des experts en gestion directoriale des entreprises et des marchés. S'agissant de la population globale des prisons, le but
n'est pas de les activer, mais de les maintenir dans un état d'incertitude passive, de leur rappeler impitoyablement que dans la vie, il n'y a rien que du risque, et que la terre est un endroit dangereux.
Ceci est réalisé au moyen d'une information choisie avec soin, accompagnée de désinformation, commentaires, rumeurs, fictions. Dans la mesure où l'opération réussit, elle propose et maintient un paradoxe hallucinant car elle amène la population d'une prison à croire, abusivement, que la priorité pour chacun d'entre eux consiste à prendre des dispositions pour veiller à leur propre protection et
à assurer égoïstement, bien qu'ils soient incarcérés, un moyen d'être exempté du sort commun. Cette image de l'humanité, telle qu'elle est transmise par le biais d'une vision du monde, est, à vrai dire, sans précédent. L'homme est présenté comme un lâche. Seuls les gagnants sont braves. En outre, rien n'est offert, il n'y a que des prix à remporter.
Les prisonniers ont toujours trouvé les moyens de communiquer les uns avec les autres. Dans la prison mondiale d'aujourd'hui, le cyberespace peut être retourné contre ceux qui ont été les premiers à l'installer. C'est ainsi que les prisonniers s'informent sur ce que le monde fait jour après jour, et qu'ils écoutent de nouveau les histoires supprimées du passé, et qu'ainsi, ils se retrouvent, épaule contre épaule, avec les morts.
Ce faisant, ils redécouvrent de petits dons, des exemples de courage, une rose solitaire dans une cuisine où il n'y a pas suffisamment à manger, des douleurs qu'on n'efface pas, l'énergie infatigable des mères, les rires, l'assistance mutuelle, le silence, la résistance qui s'étend sans cesse, le sacrifice volontaire, et plus de rires encore...
Les messages sont brefs, mais ils s'allongent dans la solitude de leurs (de nos) nuits.
La plupart des exclus sont anonymes – de là, l’obsession identitaire de toutes les forces de sécurité. Ils sont également innombrables pour deux raisons. D’abord parce que leur nombre fluctue : chaque famine, catastrophe naturelle et intervention militaire (on appelle ça maintenant rétablissement de l’ordre) ou diminue ou accroît leur multitude. Et ensuite, parce qu’évaluer leur effectif, c’est faire face au fait qu’ils constituent la majorité des habitants vivant à la surface de la terre – et que reconnaître ceci, c’est plonger dans l’absurdité absolue.
Ignorez le bavardage des geôliers. Bien sûr, il y a les méchants geôliers et les moins méchants. Dans certaines circonstances, il est utile de noter la différence. Mais ce qu'ils disent, y compris les moins mauvais, c'est de « la merde ». Leurs hymnes, leurs mots d'ordre, leurs
termes incantatoires sécurité, démocratie, identité, civilisation, flexibilité, productivité, droits de l'homme, intégration, terrorisme,
liberté sont répétés et répétés dans le but de confondre, diviser, distraire et calmer la totalité des codétenus. De ce côté-ci des murs, les mots prononcés par les gardiens sont dépourvus de sens, et ne sont plus utiles à la réflexion. Ils ne pénètrent rien. Rejetez-les même de vos pensées intimes.
Chaque tyrannie trouve et improvise son propre ensemble de moyens de contrôle. C’est pourquoi souvent, au départ, on ne les reconnaît pas pour ce qu’ils sont : des moyens de contrôle odieux. […] La liberté se découvre petit à petit, non pas dehors, mais dans les profondeurs de la prison.
Pour les prisonniers, les petits signes visibles de la permanence de la nature ont toujours été, et sont toujours, un encouragement secret.
John Berger and Susan Sontag speak about story telling and about the ethic of photography.