J'avais déjà lu une grande partie du livre depuis sa réédition aux éditions pocket au printemps 2019.
C'est un roman qu'on lit par chapitres, pas tout d'un coup afin de pouvoir apprécier l'écriture.
Lors de l'opération Masse critique de ce mois de septembre, j'ai reçu la version audio des éditions Thélème et je les en remercie.
Ce qui venait bien à point car j'ai pu compléter ma lecture.
Le jeune curé d'Ambrecourt arrive dans une paroisse du nord et parle très vite d'ennui pas pour lui, pour les habitants.
Ensuite, il est vraiment préoccupé par les classes sociales, ce Dieu qui réconforte les pauvres mais ne leur apporte pas une vie meilleure.
Lui-même est né dans une extrême pauvreté et les prêtres vivent dans la pauvreté.
De faible constitution, il est souvent pris de maux d'estomac.
Le docteur du village lui confirme que son enfance pauvre, enfanté par des alcooliques n'a rien arrangé.
Il est bien triste ce roman mais tellement bien écrit.
J'ai beaucoup apprécié les échanges verbaux avec le curé de Torcy très fâché contre l'humanité, avec le docteur Debende qui avoue sa non croyance en Dieu et s'en justifie.
L'écriture est magnifique, presque envoûtante et je n'exagère en rien mon impression.
L'audition qui est arrivée alors que j'en étais au 17ème chapitre est tout autant prenante à condition de se plonger complètement dedans. J'ai pu lui consacrer du temps car mon mari avait de nombreuses réunions aujourd'hui. Je ne vais pas dire que j'étais fâchée qu'il rentre, j'avais assez écouté.
Le roman a reçu le prix de l'Académie française en 1936.
Dans les jours prochains, je m'intéresserai au parcours de vie de Bernanos car il me semble bien mouvementé.
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L'abolition de l'esclavage ne supprimerait pas l'exploitation de l'homme par l'homme. A bien prendre la chose, un esclave coûtait cher, ça devait toujours lui valoir de son maître une certaine considération. Au lieu que j'ai connu dans ma jeunesse un salopard de maitre verrier qui faisait souffler dans les cannes des enfants de quinze ans, et pour les remplacer quand leur pauvre poitrine venait à crever, l'animal n'avait que l'embarras du choix.
Je pense depuis longtemps déjà que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu, l'indignation qu'éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu'elle s'attire... mais la docilité, l'absence de responsabilité de l'homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public.
Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu'il y a de plus en plus d'hommes obéissants et dociles.
Je crois, je suis sûr que beaucoup d'hommes n'engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d'eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson qui donne l'illusion d'une véritable destinée.
J’allais donc vers Mézargues lorsque j’ai entendu, très loin derrière moi, ce bruit de sirène, ce gonflement qui s’enfle et décroît tour à tour selon les caprices du vent, ou les sinuosités de la route. Depuis quelques jours il est devenu familier, ne fait plus lever la tête à personne. On dit simplement : « C’est la motocyclette de M. Olivier. » - Une machine allemande, extraordinaire, qui ressemble à une petite locomotive étincelante.
[…] Je me suis arrêté au haut de la côte pour souffler. Le bruit du moteur a cessé quelques secondes (à cause, sans doute, du grand tournant de Dillonne) puis il a repris tout à coup. C’était comme un cri sauvage, impérieux, menaçant, désespéré. Presque aussitôt, la crête, en face de moi, s’est couronnée d’une espèce de gerbe de flammes - le soleil frappant en plein sur les aciers polis - et déjà la machine plongeait au bas de la descente avec un puissant râle, remontait si vite qu’on eût pu croire qu’elle s’était élevée d’un bond. Comme je me jetais de côté pour lui faire place, j’ai cru sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine. Il m’a fallu un instant pour comprendre que le bruit avait cessé. Je n’entendais plus que la plainte aiguë des freins, le grincement des roues sur le sol. Puis ce bruit a cessé, lui aussi. Le silence m’a paru plus énorme que le cri.
M. Olivier était là, devant moi, son chandail gris montant jusqu’aux oreilles, tête nue. Je ne l’avais jamais vu de si près. Il a un visage calme, attentif, et des yeux si pâles qu’on n’en saurait dire la couleur exacte. Ils souriaient en me regardant.
- « Ça vous tente, monsieur le curé ? » m’a-t-il demandé d’une voix - mon Dieu, d’une voix que j’ai reconnue tout de suite, douce et inflexible à la fois - celle de Mme la comtesse. (Je ne suis pas bon physionomiste, comme on dit, mais j’ai la mémoire des voix, je ne les oublie jamais, je les aime. Un aveugle, que rien ne distrait, doit apprendre beaucoup de choses des voix.) - « Pourquoi pas, monsieur ? » ai-je répondu.
Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune - ah ! oui, si jeune - aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma triste adolescence - non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on, avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux presque immédiatement déroulés - non. Cela était devant moi comme une personne, un être (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va paraître bien étrange - parce que je la voyais pour la première fois, je ne l’avais jamais vue. Elle était passée jadis - ainsi que passent près de nous tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans retour. Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser, que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon cœur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi. Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la jeunesse est bénie - qu’elle est un risque à courir - mais ce risque même est béni. Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans connaître quelque chose de ce risque - juste assez, peut-être, pour que mon sacrifice fût total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre petite minute de gloire.
Parler ainsi, à propos d’une rencontre aussi banale, cela doit paraître bien sot, je le sens. Que m’importe ! Pour n’être pas ridicule dans le bonheur, il faut l’avoir appris dès le premier âge, lorsqu’on n’en pouvait même pas balbutier le nom. Je n’aurai jamais, fût-ce une seconde, cette sûreté, cette élégance. Le bonheur ! Une sorte de fierté, d’allégresse, une espérance absurde, purement charnelle, la forme charnelle de l’espérance, je crois que c’est ce qu’ils appellent le bonheur. Enfin, je me sentais jeune, réellement jeune, devant ce compagnon aussi jeune que moi. Nous étions jeunes tous les deux.
- « Où allez-vous, monsieur le curé ? » - « À Mézargues. » - « Vous n’êtes jamais monté là-dessus ? » J’ai éclaté de rire. Je me disais que vingt ans plus tôt, rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir tout frémissant des lentes pulsations du moteur, je me serais évanoui de plaisir. Et pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir, enfant, jamais osé seulement désiré posséder un de ces jouets, fabuleux pour les petits pauvres, un jouet mécanique, un jouet qui marche. Mais ce rêve était sûrement au fond de moi, intact. Et il remontait du passé, il éclatait tout à coup dans ma pauvre poitrine malade, déjà touchée par la mort, peut-être ? Il était là-dedans, comme un soleil. (p. 250-253, Le Livre de Poche)
Que serais-je, par exemple, si je me résignais au rôle où souhaiteraient volontiers me tenir beaucoup de catholiques préoccupés surtout de conservation sociale, c'est-à-dire, en somme, de leur propre conservation ? Oh ! je n'accuse pas ces messieurs d'hypocrisie, je les crois sincères. Que de gens se prétendent attachés à l'ordre, qui ne défendent que des habitudes, parfois même un simple vocabulaire dont les termes sont si bien, rognés par l'usage, qu'ils justifient tout sans jamais remettre en question ? C'est une des plus incompréhensibles disgrâces de l'homme, qu'il doive confier ce qu'il a de plus précieux à quelque chose d'aussi instable, d'aussi plastique, hélas ! que le mot. Il faudrait beaucoup de courage pour vérifier chaque fois l'instrument, l'adapter à sa propre serrure. On aime mieux prendre le premier qui tombe sous la main, forcer un peu, et, si le pêne joue, on n'en demande pas plus. J'admire les révolutionnaires, qui se donnent tant de mal pour faire sauter des murailles à la dynamite, alors que le trousseau de clefs des gens bien pensants leur eût fourni de quoi entrer tranquillement par la porte sans réveiller personne.
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Bernanos sans concessions
Mgr Patrick Chauvet
Éditions Fayard
© Mgr Patrick Chauvet pour la librairie La Procure