Un paradoxe n'a cessé de m'accompagner le long de la Sinistra, rivière arpentée aux côtés d'un compagnon incertain, Andrei (Adam ?) Bodor, dont le nom lui-même est faux : tant de choses se passent et, pourtant, toute action ne débouche sur rien d'autre qu'elle-même. Dans cette vallée des Carpates, le temps est aussi incertain que la fièvre toungouze amenée par de menaçants volatiles. Pour lui donner de la chair, Coca Mavrodin et les chasseurs de montagne parcourent les sentiers, se traînent à la gare, fouillent un camionneur dont l'embonpoint pourrait peut-être révéler des contrefaçons, contraignent le narrateur à partir avant de se raviser. Mais c'est toujours le temps qui gagne, qui s'étire à l'infini avant de se détendre : voilà qu'en un claquement de page, le fils adoptif d'Andreï Bodor, Bela Bundasian, qu'il était venu chercher dans
la vallée de la Sinistra, apparaît à son père, après "des jours, des semaines, des mois, peut-être des années" que ce dernier avait élu domicile dans cette étrange région.
A lire le paragraphe précédent, on se dirait que "
La Vallée de la Sinistra" ne raconte rien : on aurait partiellement raison. le territoire dont
Adam Bodor, à coups de pinceaux très fins, fait le portrait, est enveloppé de brumes et de neiges, couvert d'une pluie verglaçante à laquelle quelques personnages s'exposent sans émotions : il ne s'y passe rien d'autre que des allées et venues de personnages singuliers, accompagnés d'objets dont la symbolique, bien souvent, nous échappe (le parapluie annonce-t-il la mort ? la cape ne sert-elle qu'à se protéger du froid dans un camion réfrigéré ? les jumelles n'observent-elles que les ours ?).
Mais, d'un autre côté, une progression se dessine : Andrei Bodor, venu à Dobrin City pour retrouver son fils adoptif, officie en plusieurs endroits, convoite deux femmes, est engagé par Coca Mavrodin, avant de croiser son fils avec qui repartir pourrait être plus difficile que prévu. Languissant dans sa vallée, il pourrait pourtant s'en échapper, car un camion la traverse une fois par semaine en direction des Balkans. Mais, comme dans toute région où pèse sur les âmes le poids d'une torpeur née on-ne-sait-quand, partir, c'est risqué. Alors on reste, on prend sur soi, on accepte l'absence de perspectives et de droits, on constate l'absurdité des nominations et des missions à accomplir et, surtout, on boit de l'alcool dénaturé.
On l'aura compris : "
La Vallée de la Sinistra" est, de bout en bout, un roman sans histoire et pleins de petites notes, qui distille, au détour d'un moment à part, les effluves d'un monde aux lois obscures, changeantes et, pourtant, évidentes car incontestables aux yeux de leurs sujets. Roman qui s'égrène, parfois avec difficulté, emportant difficilement son lecteur à chaque chapitre, il propose une immersion dans des arcanes absurdes, jusqu'à visualiser, par moments, à quel point l'irrationalité devient rationnelle, dans un monde de bureaucratie et d'attentes auxquelles tout le monde a l'air de s'être habitué.
Adam Bodor, par le langage et la précision des descriptions, donne ainsi à imaginer une région où le temps a gardé les stigmates des démocraties populaires : il est interminable ; et où les choses sont, pour le narrateur et pour celles et ceux qui vivent près de cette rivière, tout à fait normales, quoique tout à fait étranges...
Mais si l'expérience de lecture est par endroits de lenteur, elle s'écarte de la rigueur pour offrir des instants hors du temps. Là, l'absurde devient beauté, lorsque des personnages renoncent à se soumettre au temps qui les enferme. Comme celle qui accepte de devenir de la glace, gelée par la pluie, fondue au matin...