Cholokhov
Mikhaïl – "
Le Don paisible" –
Presses de la Cité / Omnibus, 1991 (ISBN 2-258-03342-X) – rien moins que 1402 pages, dont 1376 pour le seul roman
Réédition de la traduction effectuée par
Antoine Vitez, publiée chez Julliard en 1959-1964, augmentée d'un dossier (pp. 1379-1402) comprenant trois articles :
"Le retour du Don paisible" par
Claude Frioux (pp. 1381-1385),
"Qui sont
les cosaques du Don" qui était l'introduction à la traduction française de 1959 et
"Qui a écrit
le Don paisible" par Alla Chevelkina et
Chantal Jayat.
La première édition russe originale fut publiée en quatre volumes entre 1927 et 1940.
Il m'aura donc fallu quatre décennies pour surmonter les a-priori accumulés sur ce roman suite à mes années passées en ex-RDA/DDR ! En effet, dans les "pays du socialisme réellement existant", ce roman était imposé, plus exactement pilonné, dans la conscience (et dans les programmes d'étude) des élèves : il était présenté comme LE grand modèle du grand roman soviétique, à un tel point que ne pas le lire constituait déjà un acte de refus de ce régime kafkaïen.
Après avoir lu des archétypes "réellement réels" de cette prodigieuse littérature "prolétarienne révolutionnaire" comme les deux navets du bien brave
Nicolas Ostrovski (immortels "
Et l'acier fut trempé" puis "Enfantés par la tempête" publiés en 1932 et 1935) ou encore "
La mère" de
Maxime Gorki, flanqués – Allemagne de l'Est oblige – des romans des écrivains du BPRS (Willi Bredel, Marchwitza, Neukrantz,
Anna Seghers,
Johannes R Becher etc etc) – il y avait de quoi éprouver une grande prudence (doux euphémisme) avant d'aborder ce pavé tant recommandé par ces idéologues.
Ma surprise est donc grande en découvrant – avec tant de retard – cette gigantesque fresque, dont il n'est franchement pas abusif d'affirmer qu'elle constitue l'un des réquisitoires anti-bolcheviques les plus explicites qui aient été jamais publiés ! Toutes proportions gardées, cela me fait un peu penser à la chanson "Lili Marleen" (Hans Leip – Norbert Schultze – Lale Andersen), une oeuvre aussi anti-militariste que possible qui eut l'heur de plaire aux dirigeants nazis et devint l'hymne officieux des troupes allemandes avant de devenir un succès mondial. Les dictatures les plus absurdes ont ainsi en commun d'étranges adorations envers des oeuvres qui les mettent à nu...
Au début, dans un large quart de ce texte pléthorique (reflet du grand fleuve), le "Don paisible" constitue un témoignage de ce que fut le vécu de la Grande Tuerie de 1914-1918, vue depuis les tranchées de l'armée tsariste. Point commun avec tous les autres États belligérants : l'insondable mépris que la caste (largement aristocratique) des dirigeants militaires éprouvait envers les hommes de troupe (le "grand troupeau" de
Jean Giono), encore accentué dans la Russie tsariste par le statut même du moujik.
Le récit relate ensuite longuement la guerre civile, atroce, épouvantable, meurtrière, qui persista de 1917 à 1922 dans le Sud de la Russie avant que le pouvoir soviétique ne s'impose par la force et la terreur. le point de vue est centré sur la position originale incarnée par
les cosaques du Don, refusant aussi bien l'instauration du communisme bolchevique que le retour à l'autoritarisme tsariste.
Plus original encore – et plus surprenant si l'on considère le statut d'oeuvre officielle dont ce roman bénéficia dans les régimes socialistes – la plus grande part du récit est relatée à travers le personnage central Grigori Melekhov qui joue un grand rôle militaire dans l'insurrection anti-bolchevique. Les exactions des insurgés sont décrites tout autant que celles commises par les communistes : l'engrenage sans fin des représailles, justifiées par les atrocités antérieures commises par l'autre camp, est magistralement décrit.
Les "Rouges" n'ont décidément pas le beau rôle, eux qui – jusqu'à
la fin du récit – ne savent pas quelle attitude adopter envers cette population si particulière des cosaques, pour finir par ne plus recourir qu'à la terreur engendrant inéluctablement de nouveaux troubles. D'ailleurs, dans les derniers chapitres, le héros rouge revenu au pays se fait nommer commissaire politique par la redoutable Tchéka, pour dénoncer et persécuter lâchement ses compatriotes du village.
La chronique minutieusement documentée de ces insurrections et combats fournissait déjà en soi une trame trépidante, permettant d'élaborer un récit de guerre à rebondissements multiples tenant le lecteur en haleine. Ceci est toutefois très loin de constituer l'intérêt principal de ce roman, qui repose sur le tour de force consistant à parfaitement intégrer la vie singulière, la personnalité, le statut social, les sentiments des personnages principaux. En ce sens, cette fresque historique constitue aussi ce qu'il n'est pas ridicule d'appeler un grand roman d'amour, à travers la relation d'Aksinia et Grigori : il y a là un lien très profond avec l'un des substrats essentiels de la littérature européenne, le mythe de Tristan et Iseult, cet "amour réciproque malheureux" (
Denis de Rougemont) qui heurte (et se heurte à) l'ordre social établi.
Plus largement, ce roman constitue un témoignage sur les moeurs et modes de vie des cosaques, sur leurs danses et leurs musiques, sur leur alimentation, sur leurs rapports à ce que l'on appelle aujourd'hui leur environnement naturel, profondément rural. C'est un monde d'odeurs, un monde de bruits, un monde de sensations, des plus prosaïques aux plus poétiques.
Ce roman s'inscrit dans la ligne de ces grands romans de la littérature russe, qu'il s'agisse de "
Guerre et paix" de
Tolstoï ou des personnages renversant du
Dostoïevski de "
L'idiot" ou des "Frères Karamazov".
C'est un Grand Roman de la littérature mondiale, incontournable pour tout(-e) véritable amateur du genre.
Quant à savoir pourquoi il eut ce statut officiel dans les dictatures communistes, il faudrait commencer par découvrir qui en fut réellement l'auteur...