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Antoine Vitez (Traducteur)Claude Frioux (Auteur de la postface, du colophon, etc.)
EAN : 9782258051379
1408 pages
Omnibus (03/03/1999)
4.31/5   137 notes
Résumé :
1912 sur les rives du Don, pays de steppe balayée par le vent, de marais, de roseaux, où vit un peuple rude de paysans-soldats. Le récit commence par une brûlante histoire d'amour qui n'obéit pas aux lois ancestrales. Et bientôt, autour du Cosaque Gregori Melekhov, de son amante Aksinia, de sa femme Natalia, de son village et de sa terre, le vent de l'Histoire se met à souffler. De 1914 à 1922 il balaie tout sur son passage : les destinées individuelles et le monde ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (21) Voir plus Ajouter une critique
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"En ce temps de trouble et de misère,
frère, ne jugez pas vos frères."

Me voilà devant ma deux-centième critique. Ce n'est pas grand-chose, mais pour marquer ce petit jubilé personnel, permettez-moi de choisir un livre exceptionnel, et d'en faire un billet particulièrement éloquent.
"Le Don paisible" de Mikhaïl Cholokhov brille dans ma carrière de lectrice non seulement par le fait que c'est probablement le plus long roman que je n'ai jamais lu, mais aussi parce que c'est le seul bouquin qui m'a fait verser une belle larme à la fin.

Pourtant, mon chemin vers ce trésor oublié de la littérature russe n'était pas des plus aisés. Va savoir pourquoi, pendant le régime totalitaire, ce livre était considéré comme un "roman communiste" par excellence. Ceci, en plus de sa longueur, était déjà suffisant pour décourager plus d'un. Mais mon grand-père lisait "Le Don paisible" en boucle, et ce sont les épisodes qu'il racontait (notamment la glaçante histoire d'Aksinia et de la faux) qui m'ont fait changer d'avis et me dire que moi aussi, peut-être que je devrais...
Je voulais d'abord tricher en regardant le film qui ne dure que six heures, mais au bout de la première demi-heure j'étais touchée au point de courir chercher tous les quatre tomes chez le grand-père victorieux. Voilà comment a commencé mon roman avec "Le Don paisible".

A vrai dire, ça m'est égal combien de chapitres sont écrits par Cholokhov et combien par quelqu'un d'autre, et même si Cholokhov l'a écrit tout court... ce livre serait parfait même de la plume de Danielle Steel. Cholokhov (ou X) a créé des caractères incroyablement humains. Même si le lecteur penche en faveur de tel ou tel côté, l'auteur lui démontre que les deux ont leur pile et leur face. Tous ses personnages ont une profondeur et une belle palette de couleurs; aucun n'est que noir ou que blanc. Il n'y a personne envers qui vous pourriez ressentir le dédain total, ou l'aversion absolue. Mikhail Koshevoï détesté, cet indic et couard, assassin de Piotr Melekhov / Mikhail Koshevoï souffrant de malaria, qui fabrique un râteau d'enfant pour le petit Michatka. Ievgeni Listnitski faux charmeur, essayant de séduire Aksinia usée et malheureuse, détruite par la mort de sa fille / Ievgeni Listnitski se suicidant après la trahison de sa propre femme avec un général.

Pendant des semaines de lecture, vous vivez pratiquement avec les personnages; parfois vous avez presque l'impression que vous êtes assis dans une misérable chambre aux côtés du vieux Panteleïmon, et vous l'écoutez crier à sa femme : Que le Diable t'emporte !" Vous faites tout avec eux, mais vous n'arrivez toujours pas à comprendre comment ils arrivent à supporter toute cette souffrance et tous ces malheurs. Il y en a autant que d'eau dans le Don, et à la fin, ils sont tous desséchés et vides, comme une rivière après un été cruel.

"Le Don paisible", c'est la tragédie d'une nation, dévastation de la Russie, des cosaques, et des vies humaines dans les années 20-30. Déchirement d'un pays et des relations humaines en morceaux, la fin des valeurs anciennes qui partent en fumée en même temps que la steppe brûlée.
Le héros principal, Grigori Melekhov, est comme le docteur Jivago : il cherche la vérité et son but dans la vie dans une époque qu'il déteste, mais de laquelle il ne peut pas s'échapper. L'épave humaine à la fin ne rappelle plus en rien le jeune Grishka énergique du premier tome.

Bref, si vous voulez savoir comment la guerre prive les êtres humains de la dernière goutte de leur sang, lisez "Le Don paisible". Si vous voulez comprendre comment vivent les cosaques et qu'est que c'est que cette engeance, lisez. Si vous avez envie de rencontrer des femmes fières et fortes (Aksinia, Dounia, Ilinitchna) qui n'ont pas peur du risque et sont prêtes à tout sacrifier pour leur famille et pour l'amour, lisez. Etes-vous intéressés par l'amour de Grigori et d'Aksinia, si fort que rien ne peut le briser ? Alors, lisez.
Et si vous voulez lire sur les hommes (Blancs ou Rouges, peu importe) qui souffrent à cause de la guerre qu'ils ne comprennent pas, et qui sont en train de se noyer en nageant entre deux rives, prenez "Le Don paisible".
Vous y trouverez tout ce que vous voulez. Ce livre est amer comme la vie elle-même.
Prix Nobel. 5/5.

PS : Excusez mon enthousiasme déplacé, mais pour une fois....
(Et ce film de 1956-58 est excellent.)
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Le Don est un des principaux fleuves de Russie. Il coule paisiblement vers le sud, vers la mer Noire. Mais ses rives sont tout sauf paisibles. Cette vallée fertile fut jadis un des territoires des Cosaques, des guerriers-paysans farouches. Et, pour raconter ne serait-ce qu'une partie de leur histoire, il ne fallait rien de moins qu'un roman-fleuve. Haha !

Tatarski est le village natal de Pétro et Grigori Melekhov, deux frères au sang chaud. Leur histoire est fascinante, leur grand-père a combattu les Ottomans et en a ramené une épouse. Depuis, on les appelle «les Turcs», à cause de leur peau brune et de leurs yeux ardents, quelque chose qui tient de la bête sauvage. Et justement, la relation entre les deux frères est tendue, pendant un moment, je m'attendais à ce que leurs disputes se transforment en un conflit ouvert. Mais cette idée est rapidement mise de côté. Dans la première partie, Grigori s'emmarouche d'Aksina, l'épouse de son voisin Stéphane Astakhov. Cette histoire d'amour, je ne la comprends pas trop, la jeune fille semble plutôt insignifiante. On est loin d'Anna Karénine ou même de Natasha Rostov. Mais bon, les voix de l'amour sont impénétrables…

Dès la deuxième partie, le Don paisible rejoint l'histoire. Les troubles à l'est, la Première guerre mondiale, les problèmes interne, la montée en puissance des Bolcheviks et la révolution d'Octobre, la guerre civile qui oppose Lénine et Kérenski, etc. Et les Cosaques sont pris entre les deux, hésitants. «- L'égalité pour tous, voilà. Il ne doit y avoir ni maîtres ni serfs.» (p. 676) Quel pauvre paysan ne serait pas tenté par cette expérience ?

Mais, éventuellement, les exigences du Soviets rencontrent la résistance des Cosaques du Don qui se mobilisent en masse. Il y avait quelque chose de grandiose, de poétique dans la levée des Cosaques. «L'insurrection bouillonna et déborda comme un fleuve en crue, submergea toute la vallée du Don et la steppe sur l'autre rive du fleuve à quatre cents verstes à la ronde.» (p. 838)

Cette partie du roman est la plus importante. Elle est la plus longue, aussi. Très technique, également. Il était beaucoup question des atamans, mouvements des régiments et des divisions armées, des pelotons de batterie qui prennent position, d'offensives, de fronts qui se déplacent au gré des victoires et des défaites. Sans oublier d'avoir à démêler les Cosaques, les armées de volontaires et les Blancs. Mais tout ce jargon militaire cède le pas devant les actes d'héroïsme accomplis par les Cosaques. Pendant un bon moment, je me suis surpris à espérer leur victoire mais quiconque a un minimum de connaissances en histoire sait que les Soviétiques ont rétabli leur pouvoir sur l'ensemble du territoire russe.

J'ai apprécié cette lecture mais pas autant que je l'aurais cru. le problème vient en partie de moi. J'ai lu trop de classiques russes et je ne peux m'empêcher de comparer le Don paisible à ces grandes oeuvres.

Comme dans beaucoup de romans russes, les noms causent parfois quelques problèmes. Outre le fait qu'ils sont peu usuels pour locuteur francophone, certains sont mélangeants. Par exemple, Mitka ou Michka, je sais bien qu'ils sont différents mais, quand ils s'appliquent à deux jeunes hommes à quelques chapitre d'écart, on ne se rappelle plus lequel est lequel. Grigori Pantéléïvitch est parfois appelé seulement Grigori ou Grichka. Toutefois, Grichaka est un grand-père entremetteur. Et Miron Grigorivitch est un officier.

Deux autres éléments m'ont un peu déplu. D'abord, tout est noir ou blanc. Il va sans dire que les Cosaques, avec leur idéal noble de liberté et de courage, représentent le bien. Ils n'ont que des qualités, ou presque. Leur seul défaut est leur impétuosité. Évidemment, les Bolcheviks ne représentent pas le mal (sinon, le Don paisible n'aurait pas été une des lectures préférées de Staline !), dans tous les cas, ils ne sont pas diabolisés, mais ils constituent quand même l'ennemi. Aussi, les autres personnages négatifs sont trop facilement identifiables, comme Stéphane Astakhov, violent, ou le serrurier Stockman, calculateur. Au moins, ils forment une galerie de personnages mémorables.

Ensuite, je trouve que les personnages féminins sont beaucoup négligés. Aksinia Astakhov est indécise, voire volage. Douniachka, Daria et Natalia Melekhov, respectivement la soeur, la belle-soeur et l'épouse de Grigori, ne sont que l'ombre du dernier des Cosaques. le début du roman laissait entrevoir qu'elles tiendraient un rôle important mais, finalement, elles sont expédiées rapidement, en quelques paragraphes. Seules deux ou trois vieilles femmes anonymes, par leur résilience et leur courage, embrassaient mieux l'idéal cosaque.

Malgré ces faiblesses, le Don paisible demeure une lecture majeure pour quiconque est intéressé par la Russie de la première moitié du 20e siècle. C'est surtout une grande fresque, consacrée à un monde qui n'est plus, celui des Cosaques et de leur mode de vie traditionnel formant une riche culture plusieurs fois centenaires. Rien de tel pour connecter avec «l'âme russe».
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On ne peut qu'aimer la première partie, la vie des cosaques, la terre, les chevaux, les amours parfois adultères, mais aussi l'angoisse des mères et des épouses en 14 et puis comment commencent à s'insinuer les idées révolutionnaires.

A l'instar d'un journal d'officier, la deuxième partie décortique l'enlisement face aux Allemands, le front dégarni en 17 par les officiers 'Blancs' pour tenter un coup d'état, les Cosaques fatigués par trois ans de guerre, pactisant avec les rouges puis faisant cécession, et l'armée rouge des Bolchevicks face aux Allemands, aux Cosaques, aux Blancs soutenus par les Alliés anglais et français...

J'ai moins aimé la troisième partie, la débâcle devant les Rouges, comme si, écrite 20 ans plus tard, l'auteur avait perdu le feu sacré et compensait un manque d'inspiration par un dégoulinant bavardage, ou comme le démontre la très intéressante postface, la dernière partie était la seule à attribuer à Cholokhov!
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Cholokhov Mikhaïl – "Le Don paisible" – Presses de la Cité / Omnibus, 1991 (ISBN 2-258-03342-X) – rien moins que 1402 pages, dont 1376 pour le seul roman

Réédition de la traduction effectuée par Antoine Vitez, publiée chez Julliard en 1959-1964, augmentée d'un dossier (pp. 1379-1402) comprenant trois articles :
"Le retour du Don paisible" par Claude Frioux (pp. 1381-1385),
"Qui sont les cosaques du Don" qui était l'introduction à la traduction française de 1959 et
"Qui a écrit le Don paisible" par Alla Chevelkina et Chantal Jayat.
La première édition russe originale fut publiée en quatre volumes entre 1927 et 1940.

Il m'aura donc fallu quatre décennies pour surmonter les a-priori accumulés sur ce roman suite à mes années passées en ex-RDA/DDR ! En effet, dans les "pays du socialisme réellement existant", ce roman était imposé, plus exactement pilonné, dans la conscience (et dans les programmes d'étude) des élèves : il était présenté comme LE grand modèle du grand roman soviétique, à un tel point que ne pas le lire constituait déjà un acte de refus de ce régime kafkaïen.
Après avoir lu des archétypes "réellement réels" de cette prodigieuse littérature "prolétarienne révolutionnaire" comme les deux navets du bien brave Nicolas Ostrovski (immortels "Et l'acier fut trempé" puis "Enfantés par la tempête" publiés en 1932 et 1935) ou encore "La mère" de Maxime Gorki, flanqués – Allemagne de l'Est oblige – des romans des écrivains du BPRS (Willi Bredel, Marchwitza, Neukrantz, Anna Seghers, Johannes R Becher etc etc) – il y avait de quoi éprouver une grande prudence (doux euphémisme) avant d'aborder ce pavé tant recommandé par ces idéologues.

Ma surprise est donc grande en découvrant – avec tant de retard – cette gigantesque fresque, dont il n'est franchement pas abusif d'affirmer qu'elle constitue l'un des réquisitoires anti-bolcheviques les plus explicites qui aient été jamais publiés ! Toutes proportions gardées, cela me fait un peu penser à la chanson "Lili Marleen" (Hans Leip – Norbert Schultze – Lale Andersen), une oeuvre aussi anti-militariste que possible qui eut l'heur de plaire aux dirigeants nazis et devint l'hymne officieux des troupes allemandes avant de devenir un succès mondial. Les dictatures les plus absurdes ont ainsi en commun d'étranges adorations envers des oeuvres qui les mettent à nu...

Au début, dans un large quart de ce texte pléthorique (reflet du grand fleuve), le "Don paisible" constitue un témoignage de ce que fut le vécu de la Grande Tuerie de 1914-1918, vue depuis les tranchées de l'armée tsariste. Point commun avec tous les autres États belligérants : l'insondable mépris que la caste (largement aristocratique) des dirigeants militaires éprouvait envers les hommes de troupe (le "grand troupeau" de Jean Giono), encore accentué dans la Russie tsariste par le statut même du moujik.

Le récit relate ensuite longuement la guerre civile, atroce, épouvantable, meurtrière, qui persista de 1917 à 1922 dans le Sud de la Russie avant que le pouvoir soviétique ne s'impose par la force et la terreur. le point de vue est centré sur la position originale incarnée par les cosaques du Don, refusant aussi bien l'instauration du communisme bolchevique que le retour à l'autoritarisme tsariste.
Plus original encore – et plus surprenant si l'on considère le statut d'oeuvre officielle dont ce roman bénéficia dans les régimes socialistes – la plus grande part du récit est relatée à travers le personnage central Grigori Melekhov qui joue un grand rôle militaire dans l'insurrection anti-bolchevique. Les exactions des insurgés sont décrites tout autant que celles commises par les communistes : l'engrenage sans fin des représailles, justifiées par les atrocités antérieures commises par l'autre camp, est magistralement décrit.

Les "Rouges" n'ont décidément pas le beau rôle, eux qui – jusqu'à la fin du récit – ne savent pas quelle attitude adopter envers cette population si particulière des cosaques, pour finir par ne plus recourir qu'à la terreur engendrant inéluctablement de nouveaux troubles. D'ailleurs, dans les derniers chapitres, le héros rouge revenu au pays se fait nommer commissaire politique par la redoutable Tchéka, pour dénoncer et persécuter lâchement ses compatriotes du village.

La chronique minutieusement documentée de ces insurrections et combats fournissait déjà en soi une trame trépidante, permettant d'élaborer un récit de guerre à rebondissements multiples tenant le lecteur en haleine. Ceci est toutefois très loin de constituer l'intérêt principal de ce roman, qui repose sur le tour de force consistant à parfaitement intégrer la vie singulière, la personnalité, le statut social, les sentiments des personnages principaux. En ce sens, cette fresque historique constitue aussi ce qu'il n'est pas ridicule d'appeler un grand roman d'amour, à travers la relation d'Aksinia et Grigori : il y a là un lien très profond avec l'un des substrats essentiels de la littérature européenne, le mythe de Tristan et Iseult, cet "amour réciproque malheureux" (Denis de Rougemont) qui heurte (et se heurte à) l'ordre social établi.

Plus largement, ce roman constitue un témoignage sur les moeurs et modes de vie des cosaques, sur leurs danses et leurs musiques, sur leur alimentation, sur leurs rapports à ce que l'on appelle aujourd'hui leur environnement naturel, profondément rural. C'est un monde d'odeurs, un monde de bruits, un monde de sensations, des plus prosaïques aux plus poétiques.

Ce roman s'inscrit dans la ligne de ces grands romans de la littérature russe, qu'il s'agisse de "Guerre et paix" de Tolstoï ou des personnages renversant du Dostoïevski de "L'idiot" ou des "Frères Karamazov".
C'est un Grand Roman de la littérature mondiale, incontournable pour tout(-e) véritable amateur du genre.

Quant à savoir pourquoi il eut ce statut officiel dans les dictatures communistes, il faudrait commencer par découvrir qui en fut réellement l'auteur...
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"Le Don Paisible" est l'un des plus beaux livres qu'il m'ait été donné de lire. Je le place même au-dessus de "Guerre et Paix" par exemple, que j'adore. le livre revient sur le parcours d'une communauté cosaque, celle du village de Tatarski, et particulièrement d'une des familles qui les composent, la famille Melekhov. La trajectoire de Grigori, l'un des deux fils de Panteleï Melekhov, constitue le fil rouge du roman et dans les premières parties, l'auteur nous propose le récit de ses amours contrariés, de sa passion pour l'une de ses voisines (mariée) Aksinia et de son mariage avec la sage et travailleuse, Natalia. On suit Grigori quand il part au service puis quand il est mobilisé en 1914. A travers l'évolution de Grigori, le livre décrit la vie des cosaques pendant la Première Guerre Mondiale, au moment de la Révolution puis pendant la guerre civile.
J'ai aimé tant de choses dans ce livre que je renonce d'avance à l'exhaustivité. Et pourtant j'ai initialement eu un peu de mal à "rentrer" dans le récit. La première partie met admirablement en exergue les moeurs un peu rugueuses des cosaques, les activités quotidiennes des habitants de Tatarski, le statut des cosaques au sein de la Russie Tsariste (notamment l'espèce de compromis qui sous-tend leur acceptation de se soumettre au Tsar et de le servir) et leurs rapports aux autres communautés qui la composent. La place des femmes (entre vulnérabilité, exposition à toutes sortes de violences et liberté) est également très bien ressaisie au travers de différents personnages, de façon à la fois très crue et sans aucune caricature.
Les parties consacrées à la Première Guerre Mondiale sont parmi les meilleures que j'ai pu lire sur le sujet. Là encore, le récit est très fin car il montre bien l'évolution d'un personnage comme Grigori, par exemple en ce qui concerne son rapport à la violence. Grigori est confronté à la violence des hommes qui lui apparaissent soudainement comme des loups au travers de diverses épreuves. Il en éprouve du dégoût tout d'abord, semble même traverser une phase dépressive puis à certains moments finit aussi par osciller entre une indifférence blasée et une rage forcenée. Mais il garde en même temps une sorte de "boussole" morale qui l'amène à constamment rester à distance de toutes les exactions dont il va être le témoin aussi bien sur le front que pendant la guerre civile. In fine, le texte démystifie en profondeur tout discours exaltant l'héroïsme des soldats.
Le récit montre aussi très finement comment dès avant la guerre, des agitateurs (en l'occurrence surtout un ici qui deviendra un personnage majeur) s'installent dans les communautés cosaques pour les soulever contre le tsar et les rallier à la cause communiste. Les difficultés rencontrées lorsqu'il s'agit de les mobiliser ressortent très clairement au fil du récit. Les cosaques ne s'identifient ni aux paysans russes, ni aux ouvriers. Dès la révolution, ils éprouvent une certaine difficulté à se situer et souhaitent avant tout pouvoir rentrer chez eux et en finir la guerre. le texte décrit les ressorts de l'insurrection des cosaques contre le pouvoir bolchevik et le ralliement d'une partie des cosaques à l'Armée du Don. On comprend bien que les intérêts des cosaques ne convergent ni avec ceux des bocheviks ni avec "les officiers" et les nobles des armées blanches. Leur principale motivation est d'éviter de se faire dominer par les uns ou les autres.
On comprend pourquoi Grigori oscille constamment entre les deux camps. S'il a de la sympathie pour la cause bochevik, il ne supporte pas la pente dictatoriale du pouvoir des soviets et est particulièrement révulsé par la justice sommaire que ce dernier prétend mettre en oeuvre. Pour autant, il n'est pas dupe des prétentions à l'intégrité morale des insurgés et se révolte aussi assez vite contre la façon dont les cosaques sont instrumentalisés au sein des armées blanches. Là encore tout est très finement décrit à travers les yeux de ce personnage qui est devenu pour moi de plus en plus complexe et attachant. En particulier, les mécanismes et les effets de la guerre civile au sein d'une communauté comme Tatarski sont magnifiquement dépeints.
A aucun moment, le livre ne verse dans le manichéisme. Il contient en creux une réflexion profonde sur le plan philosophique sur l'engagement idéologique et ses effets ainsi que sur les comportements humains en contexte de guerre. Mais les questions qu'il pose ne sont jamais exposées didactiquement (à la différence par exemple de ce que proposait Tolstoï dans Guerre et Paix qui est riche en moments quasi dissertatifs sur la philosophie de l'histoire). Elles ressortent de la description de situations très concrètes. C'est ce que j'ai grandement apprécié.
A cet égard, il s'agit d'un livre très rare de par sa richesse: il a des aspects romantiques mais aussi des aspects relevant d'un "livre d'action", il a aussi un ancrage historique profond. A certains moments, on a l'impression de se retrouver en plein western. le tout est décrit de façon imagée et poétique mais sans lyrisme échevelé au sens où les personnages ne sont en rien éthérés, au contraire ils sont profondément incarnés.
Parfois aussi, au travers par exemple de certains personnages comme Prokhor Zykov, l'auteur nous permet de respirer en nous offrant quelques moments de légèreté.
L'écriture m'est apparue à certains moments comme quasi cinématographique et d'ailleurs sur le fond le livre m'a fait penser à un film comme La ligne rouge de Terrence Malik. L'intention de Malik dans ce film était de présenter la nature comme une puissance inéluctable et indifférente aux intentions des hommes (en un sens quasi spinoziste). Or même si le Don Paisible ne se laisse en rien réduire à un simple récit de guerre, il me semble porteur d'un propos assez proche. En témoigne la place accordée au Don qui est presque un personnage du roman et qui joue un rôle central. Mais aussi à la description du rapport des cosaques et notamment de Grigori à la nature (cette nature que parfois on redécouvre, comme certains personnages, quand on se rend compte qu'on va mourir ou quand on vient d'échapper à la mort).
Bref je n'ai pas fini, je crois, de penser au Don Paisible qui fait partie de ces romans dont la lecture m'a tellement captivée que j'ai eu l'impression de vivre avec les personnages, avec Grigori et ses proches, de pleurer et rire avec eux. Et je ne saurais trop en recommander la lecture.
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Citations et extraits (30) Voir plus Ajouter une citation
Micha se reposa pendant une semaine, il passait des journées entières en selle. La steppe le subjuguait, lui imposait une vie primitive, végétative. Il laissait aller et venir son troupeau pas bien loin de lui et sommeillait sur sa selle, ou bien s'allongeait dans l'herbe et suivait le voyage dans le ciel des troupeaux de nuages en fourrure blanche de givre, que passait le vent. Au début, cet état de détachement le satisfaisait. La vie à la réserve, loin du monde, lui plaisait même. Mais, à la fin de la semaine, quand il se fut habitué à sa nouvelle situation, une angoisse vague s'éveilla en lui. «Là-bas les hommes décident de leur destin et du destin des autres, moi je garde des juments. Comment est-ce possible? il faut que je m'en aille, je vais m'enliser», pensait-il, revenant à lui. Mais une autre voix, un murmure paresseux, s'insinuait à sa conscience : «Laisse-les donc faire la guerre là-bas, là-bas on y meurt, ici c'est la liberté, l'herbe et le ciel. Là-bas la haine, ici la paix. Qu'as-tu à faire avec eux?...»
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Voici deux ans que dure cette maudite guerre. Depuis deux ans, vous souffrez dans les tranchées pour la défense d'intérêts qui ne sont pas les vôtres. Depuis deux ans coule le sang des ouvriers et des paysans de tous les pays. Des centaines de milliers de morts et de mutilés, des centaines de milliers d'orphelins et de veuves: voilà le résultat de ce massacre. Pour quoi faites-vous la guerre? De qui défendez-vous les intérêts? Le gouvernement tsariste a envoyé des millions de soldats au feu pour s'emparer de nouvelles terres et opprimer les populations de ces terres comme il opprime la Pologne et les autres nationalités asservies. Quand les industriels du monde entier n'arrivent pas à se partager les marchés où ils pourraient écouler la production de leurs fabriques et de leurs usines, quand ils n'arrivent pas à se partager les profits, le partage s'effectue par la force des armes et vous, les petits, vous marchez à la mort en combattant pour leurs intérêts, et vous tuez des hommes qui sont des travailleurs comme vous.
Assez versé le sang de vos frères! Travailleurs, réfléchissez Votre ennemi n'est pas le soldat autrichien ou allemand, abusé comme vous, mais votre propre tsar, vos industriels, vos propriétaires terriens. Tournez vos fusils contre eux. Fraternisez avec les soldats allemands et autrichiens. A travers les barbelés au moyen desquels on vous sépare les uns des autres comme des bêtes féroces, tendez-vous la main. Vous êtes frères par le travail. Vos mains portent encore les cicatrices des durillons sanglants du travail, vous n'avez rien à perdre. A bas l'autocratie! A bas la guerre impérialiste! Vive l'unité indestructible des travailleurs du monde entier!
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Accablé de souvenirs, Grigori s'allongea dans l'herbe près de ce petit cimetière cher à son coeur et regarda longtemps le ciel bleu majestueusement étendu au-dessus de lui. Là-haut, dans les espaces sans limites, des ventis circulaient, des nuages froids flottaient, illuminés par le soleil, et sur cette terre qui venait de recevoir le père Sachka, jovial ivrogne et joyeux amateur de chevaux, la vie continuait à bouillonner furieusement : dans la steppe dont la crue verte atteignait la limite du jardin, dans les fourrés de chanvre sauvage à côté de la clôture de la vieille aire, on entendait sans cesse le bruit haché des batailles de cailles, et les rats de blé sifflaient, les bourdons vrombissaient, l'herbe murmurait, caressée par le vent, les alouettes chantaient dans la brume frémissante, et une mitrailleuse crépitait très loin dans la vallée sans eau, obstinément, méchamment, sourdement, proclamant dans la nature la grandeur de l'homme.
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- [Les Cosaques riches] ont volé la terre...
- Ils ne l'ont pas volée, ils l'ont conquise. Nos ancêtres l'ont arrosée de leur sang, c'est pour ça, peut-être, qu'elle est fertile.
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L'herbe nouvelle, de ce côté ensoleillé du ravin, était haute et drue. L'odeur fade de la terre noire chauffée par le soleil n'arrivait pas à couvrir l'arôme très fin des violettes en fleur. Des violettes, il y en avait sur les jachères et parmi les tiges sèches du mélilot, elles se déployaient en broderie de couleur le long d'une lisière très ancienne, et, dans l'herbe fanée de l'autre année, sur les friches dures comme pierre, leurs yeux regardaient le monde avec la pureté de l'enfance. Elles achevaient de vivre dans la steppe vaste et profonde le temps qui leur était donné ; déjà, des tulipes d'un éclat fabuleux les remplaçaient sur la pente, dressant vers le soleil leur calice écarlate, ou jaune, ou blans ; et le vent portait au loin dans la steppe les parfums mêlés des fleurs.
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Video de Mikhaïl Cholokhov (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Mikhaïl Cholokhov
Le Don paisible (en russe Тихий Дон), film de Sergueï Guerassimov récompensé en 1958 par le prix de la mise en scène et le Premier prix au Festival international du film de Moscou. Extrait
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