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sur 371 notes
Le narrateur, ancien mineur, sculpteur et alpiniste, vit dans un petit village au pied de la montagne, troublé par des « étrangers désorientés » qu'il aide à passer de l'autre côté de la frontière, n'ayant qu'une « adresse en poche pour toute boussole ». Une fois sur la bonne route, il rend à ces « voyageurs d'infortune » l'argent du passage. Les media arrivent jusqu'à lui et créent un remue-ménage tel autour de sa générosité qu'il doit quitter momentanément son village natal.

Dans une ville portuaire, un prêtre lui propose de restaurer un crucifix grandeur nature, en le remettant dans son état d'origine, c'est-à-dire nu, sa « nature exposée ». L'enlèvement du voile de marbre ajouté ne peut se faire sans dégâts.

Le créateur de l'ouvrage était un jeune sculpteur, retour de la Première Guerre mondiale où il a connu l'horreur des corps déformés et déchiquetés. le crucifix lui a demandé un an de travail acharné. Devant son refus de couvrir le sexe du supplicié, il est évincé. Il se tue peu après en montagne. Autre temps, autre regard sur l'Art, l'évêque d'aujourd'hui veut revenir à l'original.

L'artisan déchiffre la sculpture comme il lit la nature, en connaisseur avisé et avide d'apprendre. Fasciné par son réalisme, il s'informe sur le créateur, lit les journaux de l'époque, essaie de mélanger les pensées de l'artiste aux siennes, étudie minutieusement les étirements des muscles du supplicié, va jusqu'à se faire circoncire pour éprouver la douleur, la position du corps en état de souffrance. Est-ce pour imiter, est-ce pour interpréter la démarche totale du sculpteur ?

Ce que les yeux ne voient pas, le toucher le lui permet. Il découvre une chair de poule, des ébauches d'écailles sur les pieds, des lettres hébraïques sur la tête de chaque clou, des lettres qu'il ne connaît pas sur le bois de la croix. le rabbin l'éclaire sur les initiales ADAM et URA. le curé évoque l'ICHTHUS, signe de reconnaissance des premiers chrétiens. Dans la cantine du port, il rencontre un ouvrier algérien qui travaille dans une carrière de marbre. Il cite quelques lignes du Coran et lui offre un morceau de marbre pour terminer son chef-d'oeuvre. En quelques mois, l'homme sans foi rencontre un curé, un rabbin et un musulman. En quelques mois, il part dans une quête intérieure dont il sortira grandi.

Les thèmes récurrents d'Erri de Luca se retrouvent évidemment dans ce livre : les textes religieux, la fraternité, la condition humaine, le silence, la profondeur, la montagne et Naples.

Un symbole revient régulièrement : celui de la traversée. La traversée de la lumière vers l'ombre dans sa mine de charbon, celle des clandestins dans la montagne, celle du peuple juif que célèbre la Pâque, celle de l'Algérien qui vient chercher du travail loin de chez lui, la traversée de ceux qui arrivent en terre inconnue, la traversée de l'intimité, de ses propres ténèbres.

Pour moi qui apprécie énormément Erri de Luca, ce livre atteint un apogée, un sommet dans son oeuvre, une efficacité redoutable sans verbiage, une parole simple qui touche le coeur. Davantage que tout ce qui a précédé.

Un grand humaniste.
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Un petit trésor nouveau d'Erri de Luca lu avec toujours autant de bonheur et d'admiration !
Un texte à la fois très bref et fort dense... Pour le savourer en profondeur, je l'ai lu en plusieurs fois, alternant avec d'autres lectures...
La poésie, un regard différent sur le monde et ses habitants...
Un homme, sculpteur, mais qui surtout refuse de se prendre pour un artiste, au grand dam de sa compagne, qui partira, découragée par autant de réserve et de modestie !
Cet homme se retrouve sollicité pour restaurer un christ en marbre...

Parallèlement, cet "artisan-artiste" fait office de "passeur", fait payer comme on peut s'y attendre , "les migrants" ...pour finalement leur rendre leur précieux pécule à l'arrivée ...!

Bien que le style soit différent, la prose me fait énormément songer à celle
de Christian Bobin, ainsi qu'une certaine similitude dans un regard bienveillant, rempli de poésie ainsi que d'empathie pour tout ce qui les entoure. Une manière très intense de contempler l'Humain et le monde....

Il est question à travers la restauration de ce Christ crucifié de spiritualité et d'histoire des religions...
Un écrit étonnant qui croise de multiples sujets: les fonctions de l'artiste, une quête spirituelle et humaine, l'amour de l'humain, à travers l'Art et la contemplation de la nature, une grande préférence (ceci dit de l'auteur) pour la montagne et ses secrets ... sans omettre de très belles descriptions sur la sculpture et le métier très délicat d'un restaurateur....

Christian Bobin, comme Erri de Luca sont des auteurs atypiques, qui me réconfortent; hors mode, hors du temps, dans une quête perpétuelle, dans une prose à la fois épurée et ciselée ! Tous deux possèdent une musique très personnelle...

"(...) il existe des livres qui font ressentir un amour plus intense que celui qu'on a connu,un courage plus grand que celui dont on a fait preuve. C'est l'effet que doit produire l'art: il dépasse l'expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues aux corps,aux nerfs, au sang." (p. 43-44)


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Le livre, l'écriture sont omniprésents tout au long de ce récit comme trame sous-jacente reliant tous les éléments qui le compose : l'art, la nature et les hommes qui y prennent part.

Le narrateur nous dit dès le début :
"J'habite près de la frontière, au pied de montagnes que je connais par coeur. Je les ai apprise en chercheur de minéraux et de fossiles, puis en alpiniste. le commerce de ce que je trouve et de petites sculptures en pierre et en bois me procure un gain aléatoire."
Il lit dans la nature en ramassant "des racines sèches, des pierres qui ressemblent à des lettres de l'alphabet." Il nous dit : "Dans la nature il existe des abécédaires."
Encore faut-il savoir les déchiffrer.

Cet homme proche de la soixantaine qui a travaillé à la mine après avoir passé un bac artistique vit à l'écart dans la dernière maison du village mais pas isolé car il se trouve vivre sur une "terre de passage".
Il guide hommes, femmes et enfants venus de lointains pays, fuyant guerres et famines, à travers la montagne pour qu'il puisse rejoindre leurs destinations. Ces réfugiés il les nomme, lui, du beau nom de "voyageurs d'infortune".

Malheureusement ou peut-être heureusement pour la suite du récit, la révélation de son geste généreux lui vaudra d'être rejeté du village où deux autres passeurs qui eux se font payer, le contraignent à s'enfuir de cette terre où il est né.

Il rejoint alors une ville côtière où il va être recruté par un prêtre, avec l'accord de l'évêque, pour rénover une sculpture, lui redonner son aspect initial.
Comme il sait lire dans la nature, il va également lire cette sculpture, la lire en la caressant, un peu comme le fait un aveugle déchiffrant un texte en braille. Il tâtonne et s'ouvre progressivement à ce que le sculpteur a voulu transmettre.
Un rabbin, astronome à ses heures, dont "le bureau est une fortification de livres va lui expliquer le sens des lettres grecques Ura qu'il découvre du bout de ses doigts sur le bois de la croix et des lettres hébraïques sur chacune des têtes des clous qui soutiennent le corps nu du supplicié qui reproduisent le nom d'ADAM.
Le prêtre lui fera approcher la signification symbolique du poisson quand il découvrira sur les pieds des écailles.
L'ouvrier algérien, qui travaille dans une carrière de marbre et a étudié dans une école coranique, lui offrira gracieusement le morceau d'albâtre, un bloc rare, du travertin d'Acquasanta, permettant de rendre vie au sexe du christ, sa "nature exposée" que l'église avait demander à son créateur de dissimuler sous un drapé.

Je ne peux, par ce regroupement rapide, que donner un petite idée de la portée de ce livre qui fait se croiser et s'unir des univers et des êtres que l'on pourrait croire incompatibles mais qui savent s'ouvrir aux autres quand il s'agit de redonner force de vie à une oeuvre d'art dénaturée, permettre que cette "nature exposée" soit replacée en son centre. Chacun en sort grandit.
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Erri de Luca a écrit de nombreux romans mais La nature exposée est le premier que je lis de cet auteur. Je le connais davantage par ces prises de position concernant le projet de ligne Lyon – Turin, projet auquel il était opposé et pour lequel il a été accusé d'incitation au sabotage par la Société Lyon – Turin Ferroviaires. La prison ferme avait été demandée par le parquet mais il a été heureusement relaxé.
Dans ce roman, le narrateur - anonyme comme les autres personnages et les lieux, sauf Naples – vit dans un petit village au pied des montagnes, près de la frontière. Il sculpte des pierres et du bois, ce qui lui procure quelques gains. Ce montagnard convoie également, de nuit, des réfugiés jusqu'en haut des crêtes, comme le font aussi ses amis. Lui, le fait gratuitement. Il rend l'argent à ceux qu'il appelle « voyageurs d'infortune », seulement une fois la frontière franchie.
Il est démasqué par un réfugié écrivain qui, pour le remercier, mais sans lui demander son avis, rend public sa traversée, ce qui lui vaudra notoriété et ennuis. Il est banni par ses deux amis et se voit contraint de quitter le village.
Il va donc partir vers la mer, chercher du travail. Il est embauché par un curé pour restaurer une statue en marbre du Christ crucifié. Son travail consiste à retrouver la statue initiale, c'est-à-dire à enlever le drapé dont l'avait fait affubler un clergé pudibond. Ce drapé recouvre la nature, autrement dit le sexe : « la nature, le sexe, c'est ainsi qu'on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi. »
Tout au long de son ouvrage, De Luca nous emmène dans un questionnement subtil sur l'art, la foi, l'amour, la nudité, la notoriété.
Ce livre est également une profonde réflexion sur la mer, la montagne, la sculpture, sur le sacré et le profane, la place de la religion dans nos sociétés. Il souligne le besoin universel de solidarité et de compassion.
J'ai trouvé ce roman qui décrit la marche du monde au travers d'une histoire simple, d'une grande beauté, d'une grande poésie. Tout en étant engagé, il dégage une richesse sensorielle bouleversante. L'auteur, face au drame des réfugiés, nous rappelle que ceux qui quittent leur pays, contraints, sont des héros.

Lien : http://notre-jardin-des-livr..
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A la bibliothèque de mon village, en lectures partagées, nous sommes invités à découvrir les auteurs Italiens.
Encouragée par les nombreuses critiques positives postées sur Babelio, mon choix s'est porté sur Erri de Luca dont je ne connaissais pas les ouvrages.
Dès les premières lignes de « La Nature exposée » j'ai été surprise par son style d'écriture qui contrastait avec mes auteurs de prédilection : je découvrais un style extrêmement dépouillé voire minimaliste. Moi qui suis une grande admiratrice de Marcel Proust, quel chemin étais je entrain d'emprunter ?
Je ne sais toujours pas ce qui s'est produit entre cet auteur et moi-même. L'alchimie a fonctionné au point de susciter chez moi tant de l'apaisement que de grands émois : un grand besoin de méditation. J'ai beau essayé de chercher, d'envisager des hypothèses, je suis conquise et abasourdie.
La puissance des mots d'Erri de Luca parle à notre coeur, il touche notre sensibilité la plus profonde, peut-être n'est il pas de ce monde comme le sont les grands artistes qui nous permettent d'approcher, d'entrevoir, la véritable beauté, l'inaccessible puisque celle-ci est la signature de Dieu : Charles Kingsley.
Notre narrateur, artisan sculpteur, montagnard, aide des réfugiés à passer la frontière gratuitement ce qui va lui apporter quelques ennuis de la part des autres guides qui se font rémunérer. Il va donc quitter sa montagne et se rapprocher de la mer. Il va se voir confier par un curé la restauration d'un Christ en croix, oeuvre d'un sculpteur disparu, afin de lui redonner son apparence originelle que l'Eglise avait modifiée en son temps en mettant un drapé pour cacher le sexe du supplicié – La nature exposée.
C'est ce travail qui sert de trame à Erri de Luca pour aborder les thèmes de l'histoire du monde d'aujourd'hui comme son questionnement sur le sacré, le profane, la spiritualité, la créativité, l'Art. le mot « traversée » revient très souvent. de quelle traversée s'agit-il ?
Ce livre rassemble dans un mouvement de va et vient les trois religions du Livre qui aideront l'artisan par leur contribution à terminer son chef d'oeuvre : c'est un beau clin d'oeil pour la Paix!
Ce qui émeut aussi beaucoup, c'est cette identification physique entre l'artisan, le sculpteur, les soldats suppliciés de 14/18, ce désir de perfection poussé à l'extrême afin d'être au plus près de la Vérité lorsque la Vie et la Mort se livre le combat ultime.
Page 42, il y a cette réflexion si belle devant la statue que je trouve représentative de la pensée d'Erri de Luca :
« Cet élan d'affection vient directement de la nature exposée. La nudité fait vibrer les fibres les plus anciennes de la compassion. Vêtir ceux qui sont nus est-il prescrit dans une des oeuvres de la miséricorde étudiées au catéchisme. Qu'est-ce donc la miséricorde que j'éprouve devant cette figure ?
C'est une poussée soudaine dans mon sang. Cette miséricorde ne vient d'aucune requête. Ce n'est pas la charité d'une aumône tombée dans une main ouverte. La statue ne me demande rien, elle ne s'avance pas vers moi.
C'est mon impulsion qui me fait franchir ma distance de spectateur et me permet d'approcher ».
Ces dernières lignes m'ont envoyée au Vatican où je me suis vue émue aux larmes devant la Piéta de Michel-Ange.

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Peut-être va-t-il falloir que je me pose les bonnes questions après cette troisième lecture consécutive d'une oeuvre généralement glorifiée par les babelionautes, mais dont pour ma part je n'ai su retirer que des bof-bof indécis.

Plutôt déroutée par ce récent roman d'Erri de Luca, je ne parviens même pas à le définir. Fantaisie religieuse ? Hommage à l'humain, à l'art, à la montagne ?… Tout ça à la fois ?

Dans les errances du personnage principal s'interposent, en outre, des questions sans réponse ainsi que des protagonistes ou péripéties dont je me demande encore pourquoi donc ils pouvaient bien être là dites-moi.

En résumé ce récit m'a parfois touchée mais dans l'ensemble j'ai bien peur d'être passée à côté.

Faut qu'on se reprenne, Lolo, y a pas à tortiller.

Lien : http://minimalyks.tumblr.com/
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Je crois aux rencontres entre un lecteur et l'auteur !

Lorsque je lis Erri de Luca je sais que ces histoires me donnent du bonheur : c'est le miracle de la lecture !
Une étincelle de bonheur libérant de l'enthousiasme !
Une manière admirable de raconter !
Les phrases sont sèches, gorgées de poésie, de sensualité, de réflexions, de paroles engagées.
Et juste un souffle pour le dire ...
Ces mots donnent à ma réalité une lucidité soudaine !

La nature exposée :
L'histoire d'un sculpteur humble à qui on demande de
rénover un crucifix en marbre, grandeur nature : enlever son pagne rajouté après le concile de trente.
Il faut redonner au Christ sa "nature" c'est à dire son sexe, recouvert par pudibonderie dans les années vingt.
L'auteur analyse cette censure sur sa nudité : sa souffrance, une humiliation, une mortification, la dégradation d'être dépouillé pour être exposé nu.
Pour connaître cette statue le sculpteur va la toucher et s'y identifier. Il va même aller jusqu'à se faire circoncire pour se sentir plus proche de son sujet !
Un roman sur la compassion qui évoque aussi l'autre passion d'Erri de Luca : la montagne.
Son sculpteur est un passeur. Il emmène les migrants Italiens en France après la guerre : une manière de rappeler que les peuples ont toujours bougé malgré les frontières.
"J'ai accompagné des gens pour franchir la frontière. La miséricorde n'a rien à y voir, eux demandaient, moi je répondais. Une fraternité a suffi."

L'auteur amorce une réflexion sur le réalisme en art, sur les questions de l'émigration, sur le thème de l'amitié et la religion, la recherche sur le sacré et le profane.
Ce récit est beau et engagé, à la fois humble et érudit !
L'actualité et l'éternité y sont entrelacés de manière étonnante.
Une très belle histoire, presqu'une fable, qui reprend les thèmes chers à l'auteur.
Encore une fois la beauté du texte et l'intelligence du propos me font dire :
J'aime cette écriture, j'aime l'homme pour sa liberté et en même temps son engagement !

Il aime Léonard Cohen pour "sa poésie à l'état pur, cet art d'aller à l'essentiel"
"Famous blue raincoat"

Pour rester encore un peu dans cette douce musique,
j'écoute Questa Pianura de Gianmaria Testa
Version magnifique de :
"Le plat pays" de Jacques Brel .....

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Un beau conte contemporain et intemporel à la fois.
Le personnage est puissant et beau.
Sculpteur, passeur de clandestins, amoureux de la nature, modeste……
Poésie, art, nature suintent au fil des pages.
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La nature exposée est un roman très court d'Erri De Luca, un récit ramassé en 166 pages, dans lequel je me suis laissé emporter avec enchantement.
Comment peut-on écrire tant de sensations en si peu de pages, avec si peu de mots ?
Ici il est question du sacré. Le sacré est ce qui est plus grand que nous, mais aussi ce qui nous grandit. Cela peut être une montagne, le geste d'un artiste, la représentation d'un Christ sur une croix de marbre. Ou peut-être le fil ténu et invisible qui relie ces trois choses l'une à l'autre, telle une couture...
Un homme, le narrateur, vit dans un village de montagne, près d'une frontière. Il est passeur, aide ainsi des migrants à la franchir, "voyageurs d'infortune", comme il le dit. En dehors de cette occupation il sculpte, le bois, la pierre. Sa pratique de passeur est particulière, ici je n'en dirai pas plus, disons que cela se sait très vite, suscite l'attrait des médias et dans le même temps son rejet du village. Alors il s'en va, descend vers la mer...
Plus loin là-bas dans une ville portuaire c'est la rencontre d'un curé qui l'invite à entrer dans cette église, lui propose un travail, celui de restaurer le Christ là devant eux sur sa croix, un Christ grandeur nature. C'est un Christ de marbre. La commande est relativement simple mais peu banale : il s'agit d'enlever le drap qui cache le sexe du Christ. C'est une façon pour l'évêché, qui a l'initiative de cette décision, d'être en harmonie avec l'époque. Techniquement, le défi est délicat mais pas insurmontable. Le sculpteur accepte la proposition.
La plupart des Christ de nos églises, qu'ils soient de bois ou de pierre, comportent un pagne. Il faut savoir que les crucifiés étaient hissés nus sur la croix. Jésus n'échappa pas à la règle. Jésus, s'il a existé, était donc nu comme les autres crucifiés sur leurs croix. D'ailleurs les premières représentations le montrèrent ainsi. Un crucifix nu en bois fut même sculpté par Michel-Ange. Plus tard, après le Concile de Trente, l'Église ordonna de revêtir le sexe du Christ sur toutes les représentations qui en étaient faites. Vaste travail, j'imagine et pas forcément simple.
Mais le plus compliqué est d'ôter ledit textile, d'autant plus qu'il est en marbre !
Dans ce court texte, aux premières pages nous avons l'impression que tout part un peu dans tous les sens. Ainsi, vous avouerez : un homme qui descend de la montagne, fut passeur, est rejeté par les siens, refait sa vie au bord de la mer en restaurant un Christ pour lui restituer son sexe, une femme qui surgit, passionnée de baleines et suscite le désir de l'homme... Et puis, il suffit d'un fil invisible, du geste d'un artiste pour recomposer le puzzle, recoudre ces morceaux de vies désemparées.
Le narrateur est un profane. D'ailleurs, son geste demeure profane. Avec un burin, enlever quelques morceaux de marbre, façonner un sexe de la même matière, le poser à l'endroit laissé vacant, ajuster, coller, poncer, lisser... C'est plus la technique d'un artisan que le geste d'un artiste...
Et pourtant le geste qui va venir est beau, non pas forcément parce qu'il s'agit d'intervenir sur une représentation du Christ... Cependant, le questionnement de l'évêque est un instant fondateur lorsqu'il demande au narrateur ce qui, selon lui, est sacré dans le Christ... J'ai trouvé très fort l'échange qui en a découlé. Le sacré est parfois une manière d'interpeler le sens dans nos vies éparpillées...
L'homme est un taiseux. Les mots sont ramassés dans ses gestes. Ils sont magnifiques, les mots, les gestes. C'est un passeur. Une fois qu'il a quitté la montagne, finalement il continue d'accomplir les mêmes gestes, tendre la main et aider à franchir une frontière. Dénuder un Christ. Parvenir au geste parfait, ultime. Se transformer en même temps. Venir comme dans un voyage intime en lui. Grandir. Peut-être devenir à son tour ce Christ dénudé. C'est un texte empli d'humanité, mais aussi d'humilité.
Une femme effleure l'homme sur ce passage. Elle vient à sa rencontre par hasard. Elle vient caresser l'artiste, son dos, ses mains, son chemin. Leurs gestes deviennent charnels. Une autre femme traîne dans le passé du sculpteur. Elle se réveille alors dans le souvenir de l'homme. Souvent, dans les livres d'Erri de Luca, j'ai remarqué que des femmes hantent le passé du narrateur. D'autres femmes surgissent, mais qui ne viennent jamais combler un vide laissé comme un trou béant. Elles viennent simplement accompagner un geste, une pensée, une présence. Les femmes qui viennent après sont des passeuses aussi, à leur façon. Aider l'homme devenu seul à franchir le gué, le chemin qui le sépare encore du demain.
Elle aussi voudrait passer de l'autre côté de la frontière.
Cependant, le narrateur continue d'avancer sur l’œuvre dont il n'est pas le créateur, simplement le restaurateur. Lui aussi a besoin de gravir une montagne. Elle n'est pas faite de ravins, de combes ni de moraines. Elle est faite d'un morceau de marbre à buriner.
À partir de pierres, on peut façonner un Christ, des cathédrales, mais aussi des murs, des prisons... L'homme est un passeur, les murs sont comme les frontières, il les contourne, il les franchit, c'est sa manière de cheminer dans la vie, d'une vallée à l'autre. Le sexe du Christ, cette idée pourrait paraître banale, transgressive, cocasse même, elle devient ici un acte fondateur...
J'ai adoré ce texte où l'art est un chemin, gravissant peut-être des montagnes, traversant des frontières...
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Dans son dernier opus, Erri de Luca donne la parole à un montagnard piémontais solitaire, vivant de ses souvenirs et de ceux qu'il taille pour les touristes tantôt dans un morceau de bois, tantôt dans un caillou.

La nuit, il fait passer des migrants de l'autre côté de la frontière. Et leur rend le prix de leur passage. C'est son secret. Percé à jour, il passe lui-même la montagne et doit trouver de quoi vivre : ce sera restaurer un christ en croix, pour l'église de la côte où il s'attarde. Et plus exactement ôter le drap ajouté pudiquement, jadis, au corps du supplicié. Lui rendre "sa nature".

Notre personnage va se lancer dans la restauration de cette Crucifixion qui le mènera vers une quête intérieure et spirituelle dont il en sortira grandi en tant qu'artiste.
Pour mener à bien sa mission, il va chercher les conseils d'un prêtre, d'un rabbin ou d'un ouvrier musulman.

A travers cet oecuménisme l'auteur signe un roman puissant dans lequel il invite le lecteur dans des réflexions profondes sur les questionnements théologiques, les signes, le sacré et le profane, le drame des migrants, l'ascétisme, la femme et le couple, la double nature du Christ, le travail de l'artiste.

Les livres d'Erri de Luca sont courts aussi l'auteur va-t-il à l'essentiel sans se départir de cette écriture imagée et poétique qui m'enchante.
Une belle réussite, une fois encore.

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