Contemporain de
Faulkner et célèbre bien avant lui,
Dos Passos a publié ce roman trois ans après l'Ulysse de Joyce. La critique lui attribue comme à
Faulkner et Joyce l'usage du courant de conscience, ce que ne confirme pas la lecture. Rarement intériorisé, dominé par les dialogues, le récit est fragmenté dans le temps (ses trois parties correspondent à l'été 14, au retour de la guerre et à la fin des années 20). Il se distribue entre de multiples acteurs des deux sexes et de tous milieux, saisis de l'extérieur dans les rues, les taxis, les dancings, les appartements miteux ou bourgeois. La fragmentation du récit jointe à la multiplicité des acteurs rend la lecture difficile. Trois traits sont particulièrement frappants.
Le premier est l'enfermement dans New York — la plus grande ville du monde à l'époque —, bruyante, puante, dangereuse, en perpétuel mouvement, dont on ne s'échappe qu'aux toutes dernières lignes du roman : « Un énorme camion de meubles vient d'arriver, jaune, étincelant. — Dites, vous pouvez me prendre à bord pour un bout de chemin ? demande-t-il au rouquin assis à son volant. Vous allez loin ? Sais pas… assez loin, oui ».
Puis la confiance aveugle en l'avenir, au succès d'un capitalisme débridé qui fait renoncer à toute prudence et impose un égoïsme total : les personnages acceptent le court terme qu'on leur impose, ses tuyaux, ses combines, ses trahisons, au bénéfice d'un avenir dangereux, d'un quitte ou double qui aboutira quelques années plus tard à la crise de 29. Dans une ambiance hystérique-alcoolique, les puissances en action sont « le sorcier de Wall Street », Moloch souvent nommé, les syndicats insistants et la grève, les détectives des firmes et le lockout, la spéculation immobilière.
Un troisième trait est le caractère sensoriel et sauvage de ce roman urbain, son écriture immédiate, impressionniste, à la limite du figuratif : bruits, sons, odeurs ; pluie, froid, canicule ; le désir, l'épuisement et la faim. On pense aux Illuminations d'un piéton considérable.