Il fut un temps où j'aimais l'Amérique.
Sa démesure et sa diversité, son dynamisme et ses élans, ce puissant vent de liberté qui en fait le pays de tous les possibles.
Il fut un temps où j'aimais l'Amérique ... mais ça c'était avant. Avant de lire les 92 (j'ai bien dit 92 !) chroniques du sieur
Jean-Paul Dubois - expert si l'en est de toutes les bizarreries états-uniennes ! - réunies dans la copieuse compilation que voilà.
Je connaissais (et appréciais) le romancier, c'est avec joie et curiosité que j'ai fait la connaissance du journaliste. Ancien grand reporter au Nouvel Observateur, Dubois avoue pourtant en préambule qu'il n'aime pas poser des questions. Ce qu'il préfère, c'est plutôt "observer, regarder la forme des choses et le contour des gens, les écouter tandis qu'ils racontent le bruit de leur vie".
En exhumant ici différents articles écrits entre 1990 et 2001, à l'occasion de ces 72 (j'ai bien dit 72 !) voyages aux USA, c'est précisément ce bruit qu'il nous restitue, ces vies qu'il nous rapporte, ces gens à qui il donne la parole. À travers eux il nous promène de New-York à San Francisco et du comté d'El Paso aux dernières réserves indiennes qui jalonnent la frontière canadienne, le tout en passant par le désert des Mojaves (et sa regrettée "Mojave phone booth*"), l'île de Martha's Vineyard si chère aux Kennedy, ou encore les toilettes de Graceland où le King posa pour la dernière fois son illustre postérieur.
Que de kilomètres parcourus et d'États traversés !
Avec son regard un peu décalé et son style toujours si plaisant, Dubois aborde un nombre incalculable de thématiques (controverses sur la peine de mort, fondamentalisme religieux, individualisme et libéralisme débridé, ravages du sida en cette fin de 20ème siècle, folie des armes au Texas, fièvre du jeu à Las Vegas, indécence des ultra-riches et extrême misère des plus nécessiteux,...), qui toutes mettent en évidence, à des degrés divers, les excès et les contractions de ce cher Oncle Sam.
Même si certains de ces nombreux textes aux allures de nouvelles m'auront marqué plus que d'autres, il m'est difficile de m'attarder ici sur l'un ou l'autre d'entre eux. Courts et cinglants, ils sont tous soigneusement documentés et nous livrent des contenus étonnants, improbables, tristes parfois, effrayants souvent, édifiants toujours...
Mis ainsi les uns à la suite des autres, en une sorte d'anthologie un peu foutraque, ils sont comme autant de projecteurs braqués tous azimuts sur des fragments d'Amérique, et le tableau global qu'ils éclairent n'est pas franchement réjouissant.
J'y ai quand même fait de belles rencontres (au hasard et à titre d'exemple : des indiens Séminoles "lutteurs de crocodiles" dans les réserves des Everglades, Paul Glover l'inventeur d'un étonnant système de monnaie locale appelé "Ithaca-Hours", ou encore quelques héros du 11 septembre) ... et d'autres un peu plus surprenantes (une stripteaseuse obtenant au tribunal la prise en charge de ses prothèses mammaires déclarées comme outils de travail, un shérif sadique et particulièrement "ingénieux" dans l'élaboration d'une nouvelle politique carcérale en Arizona, ou enfin divers illuminés attendant l'Apocalypse dans des abris souterrains).
Sacré panel, n'est-ce pas ?
Après tout, comme l'écrit Dubois, "l'Amérique [est] sans doute le seul zoo de la planète à laisser errer et divaguer en liberté une pareille variété d'individus exotiques, aux idées toxiques et retorses, tous affairés, chaque matin, à bricoler et à mettre en oeuvre une masse de projets incongrus, terrifiants ou pathétiques."
Vu comme ça, forcément...
Alors oui, il fut un temps où j'aimais l'Amérique. Par bien des aspects elle me fascine toujours, mais à la lumière de ces 92 récits il me faut bien l'admettre : moi aussi elle m'inquiète.
Et pas qu'un peu.
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* Je ne connaissais pas du tout, j'ai adoré l'histoire de ce "téléphone de nulle part"
(cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mojave_phone_booth) !