Il y a eu le superbe Ravel (2006), portrait du compositeur qu’on a dit aussi autoportrait de l’auteur, il y a eu le génial Courir (2008), ou la vie d’Emil Zatopek, athlète tchécoslovaque, et aujourd’hui, comme pour clore un triptyque de “vies de”, et maintenant il y a Des éclairs, ou la vie romancée d’un scientifique, Gregor, inspiré de Nikola Tesla (1856-1943), où Echenoz apparaît au sommet de son art.
Au départ il y a une scène d’anthologie : la naissance d’un enfant, entre vingt-trois heures et une heure du matin du jour suivant, lors d’une nuit d’orage ponctuée d’éclairs.
Et dans cet éclair – qui va engendrer le titre de cette troisième vie romancée – Echenoz va y voir un signe, un fil conducteur qui guidera toute la vie de Grégor alias Nikola Tesla. Dès cette première scène le ton est donné : nous sommes dans la légende.
Jean Echenoz le renomme Gregor et, à l'instar des deux précédents livres, ne s'embarrasse d'aucun impératif biographique pour romancer la vie de ces personnages de génie.
Echenoz déduit deux choses de cette nuit symbolique : la passion de Gregor pour l’électricité (Tesla inventera le courant alternatif) et le caractère ombrageux, en dent de scie, de son personnage de génie.
À la fois élève brillant et incompris, Gregor a des dons exceptionnels, notamment celui de « se représenter intérieurement les choses comme si elles existaient avant leur existence, les voir avec une telle précision tridimensionnelle que, dans le mouvement de son invention jamais il n’a besoin de croquis, de schéma, de maquette ni d’expérience préalable. »
Mais Gregor a aussi des Tocs : il a besoin en permanence de connaître l’heure exacte , il s’entoure de vingt et une serviettes pour nettoyer tous les couverts qu’il va utiliser dans un hôtel prestigieux…
Et puis il y a les femmes.
Il y a bien la belle Ethel qu’il convoite auprès de son ami Axelrod, mais elle sera jalouse d’une passion qu’il développera sur le tard : une passion pour les pigeons.
Ce qu’il va inventer ? Des trucs géniaux : « La radio. Les rayons X. L’air liquide. La télécommande. Les robots. Le microscope électronique. L’accélérateur de particules. L’Internet. J’en passe. » égrène Jean Echenoz dans son style éblouissant.
Car le style ! Oui le style de Echenoz est génial, au sommet de son art.
Gregor n’est pas en accord avec la société qu’il côtoie. Anachronique, il est probablement en avance sur son époque, puisque Echenoz va jusqu’à suggérer qu’il aurait eu la vision de que pourrait être l’Internet. Mais ce personnage n’est pas cupide : il ne pense pas à faire breveter toutes ses inventions, et il ignore le profit qu’il pourrait tirer de ses découvertes, du moment qu’il peut loger dans un hôtel luxueux et mener grand train, tout va bien. Et, plus fort que tout - ou pire que tout, pour un investisseur –, son plus grand projet crève le plafond du désintéressement : il fournirait de l’énergie à volonté, gratuite pour tous. Inutile de dire que les investisseurs vont tout faire pour que le projet ne voit jamais le jour.
Qui est Grégor alias Nikola Tesla en définitive ? Une génial inventeur (du courant alternatif à l’accélérateur de particules) qui ne saura pas protéger ses inventions ? Un exhibitionniste qui adorera se mettre en scène et fanfaronner avec ses découvertes ? Un mondain au luxe tapageur qui fréquentera la haute société ? Un visionnaire, un mythomane ? Un paranoïaque plein de lubies comme sa passion ultime pour les pigeons ?
La grande qualité de Des éclairs est que Echenoz nous laisse nous faire notre propre film. « Dans chacun de mes romans » dit l’auteur dans une interview au Monde, c’est le personnage qui doit être l’auteur du livre. Sa pratique ou son art détermine, dicte la façon d’écrire sur eux ». D’où ces phrases sautillantes comme des éclairs, à l’image de ses propos désabusés sur la vie mondaine :
"Toutes ces mondanités. Qu’il est donc fatigant d’être à l’intérieur de soi, toujours, sans moyen d’en sortir, considérer toujours le monde depuis cette enveloppe où on est enfermé. Et ne pouvoir, à ce monde, montrer de soi qu’un extérieur maquillé tant bien que mal en s’aidant de miroirs. Plus envie de rien, d’un coup. Petit accès de tristesse."
Qu’est-ce qui relie ces trois personnages, géniaux dans leur domaine (la musique, le sport, la physique), portraiturés de façon magistrale par Jean Echenoz ? Tous les trois connaissent un succès médiatisé, puis la déchéance. Comme des pantins sur le fil du rasoir, ils naviguent dans la vie de façon solitaire et désenchantée.
C’est peut-être pour cela qu’écrit Echenoz aujourd’hui, pour saisir le mystère de ces moments, inexplicables, où un personnage bascule par les choix qu’il fait – infimes sur le moment mais d’une importance capitale pour leur vie.
Du GRAND Echenoz
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